La possibilité pour certains citoyens d’émigrer vers d’autres pays a-t-elle des conséquences néfastes sur la capacité de la population dont ils sont issus à se mobiliser politiquement ? C’est ce que démontre Emily A. Sellars, chercheuse au département de Science Politique de l’Université Yale.

Etablir une relation entre émigration et mobilisation politique peut au premier abord paraître inattendu, notamment lorsque le questionnement se focalise sur la société que quitte l’émigrant. En effet, les chercheurs sont d’habitude plus enclins à s’intéresser aux raisons économiques qui poussent un individu à émigrer, ou encore aux conséquences politiques dans le pays de destination.

Or, il ne paraît pas aberrant d’imaginer que l’émigration puisse aussi produire des effets politiques sur la société de départ ; et notamment que les rapports de force politiques soient modifiés lorsque des citoyens quittent leur territoire. Dans cet article, la chercheuse Emily A. Sellars envisage la manière dont la présence d’opportunités d’émigration pour certains citoyens peut impacter négativement la mobilisation politique menée par ceux qui décident de ne pas quitter le territoire. La justification d’un tel questionnement repose sur un constat simple : lorsque la mobilisation politique présente des risques et requiert la mobilisation d’un grand nombre de citoyens pour réussir, des problèmes de coordination entre les acteurs sont susceptibles d’émerger. Ainsi, alors même que la réussite du mouvement est conditionnée par la mobilisation du plus grand nombre, les individus qui disposent d’opportunités de quitter le territoire sont désincités à manifester. Anticipant alors des défections, la confiance de la masse en la réussite du mouvement est de facto ébranlée. 

Pour mener sa recherche, l’auteure procède en deux temps. Elle construit un modèle mathématique qui permet de cerner la manière dont les individus décident, ou pas, de se mobiliser. De cette réflexion, elle tire un ensemble d’hypothèses, qu’elle cherche ensuite à vérifier en examinant des faits historiques. Pour ce faire, elle a recours à l’histoire de deux mouvements sociaux : les révoltes agraires qui ont touché le Mexique post-révolutionnaire au début du XXe siècle, et les conflits liés au travail qui ont émaillé le Japon jusqu’au milieu du XXe siècle.

Le point de départ de la réflexion

Pour Emily A. Sellars, la capacité des citoyens à se coordonner est centrale dans la conduite d’une mobilisation politique, puisque sa réussite nécessite d’anticiper l’action des autres individus de la société, dans une situation qui est incertaine. En effet, lorsque le gouvernement et les élites ne font de concessions à la population que lorsqu’elle exerce une pression suffisamment forte sur eux, la capacité d’un citoyen à faire porter sa voix dépend à la fois de l’action de ses concitoyens, mais aussi du degré de difficulté du changement politique dans son pays.

Dans ce contexte, l’auteure suppose que plutôt que d’émigrer, les citoyens préfèrent toujours que le mouvement social réussisse, quand bien même l’émigration serait pourvoyeuse de davantage de ressources matérielles, notamment un meilleur salaire. Pour autant, les citoyens n’ont pas une égale disposition à émigrer. Pour certains, l’émigration est bien moins coûteuse que pour d’autres, puisqu’ils disposent de moyens financiers, ou encore d’un réseau (familial, amical, professionnel) à l’étranger qui pourront faciliter celle-ci.

Si l’émigration a un coût, il en va de même de la mobilisation politique, qui permet de distinguer trois types de personnes : ceux qui migrent vers un marché du travail étranger, ceux qui restent travailler au sein du pays et ceux qui s’engagent totalement dans la mobilisation, ne recevant donc plus de salaire. Les gains associés à la mobilisation sont eux aussi différenciés : s’ils sont inchangés pour ceux qui ne prennent pas part aux manifestations, et positifs pour ceux qui émigrent (ils sont mieux rémunérés à l’étranger), ils peuvent être négatifs, en cas d’échec, pour ceux qui se mobilisent, mais positifs en cas de réussite.

De la sorte, selon l’auteure, la probabilité que la mobilisation soit un succès augmente avec la taille de la population mobilisée et avec les bénéfices attendus de la mobilisation. En effet, plus les manifestants seront nombreux, plus le gouvernement sera susceptible d’accorder une réponse favorable aux revendications. De même, plus les bénéfices attendus de la mobilisation sont élevés (plus de droits sociaux, par exemple), plus nombreux seront ceux qui seront mobilisés.

A l’inverse, la probabilité de succès du mouvement est d’autant plus faible que l’action collective devient dangereuse, que le coût d’opportunité associé à l’action collective augmente, et que l’émigration devient plus attractive et accessible. Par coût d’opportunité associé à l’action collective, on entend l’idée selon laquelle les migrants potentiels ont besoin d’être davantage assurés que la mobilisation portera ses fruits afin de rester dans le pays et manifester — dans la mesure où le fait d’émigrer est a priori bénéfique pour eux car leur conférant un meilleur salaire. Lorsque l’émigration devient plus attractive et accessible, on peut mettre l’accent sur la présence d’externalités d’information.  Savoir que certaines personnes ont des opportunités d’émigration conduit à sous-évaluer le nombre de personnes qui se mobilisera, et donc réduit la capacité à imaginer la réussite du mouvement. En conséquence, l’ensemble des individus — qu’ils bénéficient ou non d’opportunités de sortie — devient moins enclin à participer au mouvement. Ce mécanisme est le point de départ d’un cercle vicieux : plus les opportunités de sortie deviennent fréquentes et accessibles, plus l’émigration augmentera et plus les acteurs seront démobilisés. La mobilisation aura donc encore moins de probabilités de réussir, rendant le changement politique difficilement envisageable. 

Dès lors, la réflexion menée par Emily A. Sellars permet de comprendre que l’existence d’opportunités d’émigration réduit la mobilisation à la fois directement(les personnes qui bénéficient d’options de sortie deviennent réticentes à se mobiliser) et indirectement (la présence d’options de sortie réduit la confiance des citoyens en l’action collective puisqu’ils anticipent, par son biais, une plus faible mobilisation).

L’exemple mexicain

Durant la révolution mexicaine (1910-1920) et dans les temps qui ont suivi, des conflits dans les campagnes, motivés par la distribution inégale des terres, ont eu lieu. En réponse à ces conflits, le gouvernement a entrepris un programme de réforme des terres : les paysans regroupés pouvaient, par des pétitions, demander collectivement au gouvernement d’exproprier de grands propriétaires puis récupérer leurs terres, qui étaient alors redistribuées.

De fait, le processus par lequel les citoyens pouvaient obtenir des terres requérait explicitement leur coopération, puisque les pétitions devaient être signées et soumises à l’échelle de chaque village. Les terres étaient accordées seulement si assez d’individus de chaque village s’étaient mobilisés. Puisque les signatures étaient publiques, la décision de participer à un mouvement agraire était immédiatement « coûteuse », au sens où l’on s’exposait aux yeux de tous, alors même que les bénéfices étaient incertains. Par ailleurs, en pratique, la redistribution des terres était un processus relativement violent, qui liguait les différents groupes sociaux les uns contre les autres : les grands propriétaires recrutaient des gardes armés pour défendre leurs propriétés de l’expropriation, tandis que les leaders des manifestants prenaient les armes pour intimider les propriétaires et les représentants locaux de l’Etat, menaçant même d’une nouvelle révolution.

Dans ce contexte, il est important de souligner que la circulation entre le Mexique et les Etats-Unis à cette période était relativement simple, et qu’une grande partie de l’émigration mexicaine en direction des États-Unis s’explique par l’incertitude née des réformes foncières. L’existence d’opportunités d’émigration a ainsi eu des conséquences importantes sur la mobilisation politique, puisque ceux qui étaient les plus nombreux à partir, à savoir les jeunes hommes en âge de travailler ne disposant pas de terres, étaient aussi ceux qui étaient initialement les plus mobilisés.

Conséquence, cela a directement réduit la pression sur le gouvernement pour la redistribution des terres ; ce qui a par la suite rendu d’autant plus difficile la possibilité d’obtenir des concessions. En effet, dans un village donné, si un nombre important de personnes décidait d’émigrer, alors même que la pétition était en cours d’examen par les autorités locales, le village tout entier pouvait devenir inéligible à recevoir les terres. De fait, il a été officiellement reconnu par certaines administrations mexicaines que des taux élevés d’émigration avaient été l’un des principaux facteurs du refus d’octroi de terres agricoles.

Il faut néanmoins souligner que des disparités géographiques existaient alors : les lieux où l’obtention de terres a été la plus réussie sont ceux où l’émigration était la plus faible, notamment parce que ces régions n’avaient pas accès aux chemins de fer, et donc difficilement accès au marché du travail des Etats-Unis. Il y a aussi eu des variations dans le temps : à la suite de la Grande Dépression aux Etats-Unis (1929), la frontière avec le Mexique a été fermée ; l’émigration ayant été rendue impossible, les mobilisations politiques se sont multipliées.

Dans cette configuration, on peut ainsi exhiber l’effet démobilisateur de la présence d’opportunités d’émigration : La coopération entre les citoyens était nécessaire afin que les réformes agraires aboutissent, mais cette coopération était rendue plus difficile à mesure que les violences grandissaient et que des sanctions économiques étaient prises à l’encontre de ceux qui militaient pour les réformes agraires. Lorsque que des individus partaient, cela fragilisait la capacité de ceux qui restaient à obtenir des terres, rendant donc encore plus faible la mobilisation.

Cette situation a néanmoins produit des réponses contradictoires, de la part du gouvernement et des élites mexicaines, vis-à-vis de la politique migratoire à mener dans les années 1920. Craignant une diminution de la main d’œuvre et donc une hausse des salaires, les propriétaires de terres et de capitaux mexicains ont fait pression sur le gouvernement afin que les visas de sortie ne soient plus accordés. Cependant, dans d’autres cas, les propriétaires fonciers préféraient laisser les travailleurs s’en aller, réduisant ainsi le risque de voir des mobilisations émerger.

Le cas du Japon

Entre la fin du XIXe et le milieu du XXe, il y eut une émigration japonaise massive en direction de l’Amérique latine, qui a été largement facilitée et subventionnée par le gouvernement. Du fait de difficultés économiques et politiques, cette émigration s’est accélérée dans les années 1920 et 1930, a décliné avec la Seconde Guerre Mondiale, puis a à nouveau été encouragée durant la période de reconstruction d’après-guerre, dans les années 1940 et 1950.

Ces vagues d’émigration sont congruentes avec des périodes d’instabilités sociale et politique : à partir des années 1920, les élites et le gouvernement sont alertés par une série de manifestations de travailleurs, de paysans et de Burakumin (une caste japonaise discriminée).

En réponse à ces manifestations, l’Etat a mis en place une politique de répression des mouvements sociaux particulièrement sévère, qui promouvait par ailleurs des programmes d’exportation de main d’œuvre vers l’Amérique Latine, afin d’encourager l’émigration de certains groupes bien délimités de travailleurs : ceux qui posaient problème. Les personnes visées explicitement étaient celles qui étaient les plus investies dans la mobilisation, à commencer par les représentants syndicaux. À souligner néanmoins que ces personnes n’étaient pas forcées à partir par le gouvernement, mais plutôt fortement incitées et subventionnées.

Le programme avait donc pour but d’être un décompresseur politique qui permettait à l’Etat, en faisant baisser la pression et les tensions, de reprendre le contrôle. C’est la raison pour laquelle les syndicats se sont largement opposés à ces mesures, craignant que cela n’affecte leurs capacités de mobilisation et donc n’accélère leur déclin. C’est aussi la raison pour laquelle les élites japonaises ont fortement soutenu ces programmes dans le Japon post Seconde Guerre Mondiale. C’était en effet une méthode « low-cost » pour réduire la protestation sociale tout en évitant de faire des concessions trop importantes (augmenter les salaires, par exemple). Par ailleurs, les programmes d’émigration permettaient d’éviter le recours à une répression policière trop violente, qui aurait pu nourrir la critique contre le gouvernement japonais, y compris à l’international.

Conclusion

Le travail d’Emily A. Sellars permet d’exhiber une relation négative entre les possibilités d’émigration et la mobilisation politique. Ainsi, l’existence même d’opportunités de sortie peut saper la conduite du changement social au sein d’un pays. Sa réflexion illustre aussi en quoi les politiques d’émigration peuvent être attractives pour les dirigeants qui souhaitent limiter la protestation. Quand bien même seulement certains citoyens seraient visés, le fait pour la population de savoir que certains peuvent s’en aller diminue les incitations de tous à se mobiliser politiquement. L’émigration, puisqu’elle peut agir comme un moyen de stabiliser la vie politique d’un pays, est donc un levier stratégique dont peut s’emparer l’Etat, mais aussi la population.

En savoir plus :

Emily A. Sellars, “Emigration and Collective Action,” The Journal of Politics 81, no. 4, 2019.
DOI: 10.1086/704697