Ces langues locales sont fortement territorialisées ; la hassania est utilisée principalement dans les provinces sahariennes, le tachelhit dans la grande région du Souss, le Tamazight dans le centre Est du pays et le Tarifit au Nord. Or, la question linguistique reste au cœur des mobilisations politiques et ce, malgré la reconnaissance constitutionnelle des langues amazighes en 2011.
A partir des bases de données de Tafra, Nato Tardieu et David Goeury s’interrogent sur l’existence ou non d’une corrélation entre langue locale et comportement électoral et croisent, pour y répondre, les données du recensement de 2014 avec les résultats électoraux des communales de 2015.
Du fait de la territorialité des langues, chacune sera traitée séparément. Dans ce papier, ils s’intéressent au tarifit.
Une langue toujours très concentrée dans le Rif
Le tarifit est parlé par plus d’1,36 million de locuteurs à travers le pays, soit 4% de la population. C’est la langue amazighe la moins pratiquée au Maroc, deux fois moins que le tamazight et presque quatre fois moins que le tachelhit. Contrairement aux autres amazighophones, les locuteurs tarifit sont majoritairement présents dans les zones urbaines (57% contre 49% pour les tachelhitophones et 39% pour les tamazightophones).
Cependant, le tarifit reste très concentré dans ses régions d’origine. Ainsi, 89% des locuteurs se répartissent entre la région de l’Oriental (62%) et de Tanger-Tétouan- Al Hoceima (27%). Au sein de ces deux régions, trois provinces : Nador, Al Hoceima et Driouch ont une majorité de tarifitophones, respectivement 63.6%, 77.9%, 92.5% et abritent de fait les deux tiers de tous les tarifitophones du royaume. Exception faite de Tanger qui est la deuxième ville tarifitophone du royaume après Nador avec 52 318 locuteurs, le tarifit est très minoritaire dans les grandes villes marocaines. Ainsi, à Oujda, autre capitale régionale, moins de 5% de la population parlent Tarifit, soit 21 968 personnes. Aucune région ne présente une majorité de tarifitophones.
Ces derniers représentent 36,5% de la population de l’Oriental, 10,4% de celle de Tanger – Tétouan – Al Hoceïma et 2,4% de celle de Fès – Meknès. Ensuite, les effets de distance amènent à une très faible présence du tarifit : moins de 1% des Rbatis, soit 4 431 personnes parlent tarifit, 0,3% des Casablancais (8 000 personnes), 0,2% des Marrakchis (1 300 personnes). Dans les autres villes plus au sud, le tarifit n’est parlé que par quelques centaines d’individus.
Au final, seules 215 des 1538 communes marocaines ont un taux de tarifitophones supérieur à 1%. Ce nombre descend à 89 à pour les communes où ils sont majoritaires et à 60, pour celles qui en comptent plus de 90%, formant un bloc très compact autour du Rif historique.
Existe-t-il un comportement électoral tarifit ?
Dans les 89 communes où les tarifitophones sont majoritaires aux élections communales de 2015, 292 532 votes valides ont été comptabilisés, ce qui représente 58,7% des inscrits. Dans ces communes, le PAM est le parti qui est arrivé le plus souvent en tête (40 fois), suivi par l’Istiqlal (14), le MP (13), le RNI (10), le PJD et l’AHD (4 chacun) et enfin du PPS et de l’USFP (2 chacun).
Le PAM a recueilli 29% des suffrages exprimés avec 85 218 voix sur 292 532, suivi du MP (14%), du PI et RNI (12%), du PJD (10%), de l’USFP (7%), de l’AHD et du PPS (5%) et du PRV (2%). Au total, ces 9 partis ont concentré 96% des votes valides dans ce secteur. Le vote tarifit pénalise donc le PJD qui enregistre un score bien inférieur à sa moyenne nationale (-11 points) et dans une moindre mesure la Koutla (soit l’Istiqlal, l’USFP et le PPS). Le RNI et l’AHD gardent leur score national. A contrario, le PAM est celui qui mobilise le plus (+11 points) du fait de sa présence dans la province d’Al Hoceïma, mais aussi de Driouch et dans certaines communes des provinces de Taza ou de Taourit, comme Aknoul ou Tancherfi. Cependant, la situation est plus complexe dans la province de Nador où il est devancé par le MP qui réalise un score supérieur à sa moyenne nationale (+5 points). Ces différences d’ancrage politique amènent à des trajectoires différentes des deux régions où se concentrent les tarifitophones.
Dans la région de Tanger – Tétouan – Al Hoceïma, le vote tarifit d’Al Hoceïma a été essentiel pour contrebalancer le vote PJD qui domine les grandes villes : Tanger, Tétouan, Chefchaouen, Ouezzane et Fnideq. En effet, suite au découpage régional de 2012, le rattachement de la province d’Al Hoceïma au sein de la nouvelle région a fortement profité au PAM. Cette province est un de ses principaux fiefs électoraux où il préside 64% des communes, recueillant plus de la moitié des suffrages valides derrière la figure d’Ilyas El Omari, originaire de la province et secrétaire général du PAM de janvier 2016 à mai 2018. Le parti s’est imposé progressivement depuis 2009 jusqu’à établir une domination réelle du champ politique. Avec le soutien du MP et du RNI (pourtant dans la majorité gouvernementale de 2015 aux côtés du PJD), la province d’Al Hoceima a permis l’élection d’Ilyas El Omari à la présidence de la région. Par conséquent, même minoritaires, à peine 10% de la population, les tarifitophones ont joué un rôle clé.
Dans la région de l’Oriental, si le PAM a aussi obtenu la présidence de la région grâce à Abdenbi Bioui, la situation des communes tarifitophones est plus complexe. Le PAM est arrivé en tête dans la province de Driouch mais il est devancé par le MP dans celle de Nador et suivi par le RNI, du fait de l’influence de Mustapha Mansouri, ancien ministre et ancien président de la chambre des représentants (2007-2010), élu député depuis 2002. Par ailleurs à Driouch, il doit compter avec le député MP, Mohamed Fadili, qui compte parmi les ténors de son parti (il arrive en tête aux élections législatives de 2016). Par conséquent, pour détenir la présidence de région, le PAM a dû s’appuyer sur les autres partis d’opposition en 2015 (PI, USFP, UC, Al Ahd), face à Abdelkader Salama, originaire de Nador, élu à la chambre des conseillers pour le RNI.
Conclusion
Ainsi, le vote tarifit, malgré une emprise
territoriale moins importante que les autres langues amazighes, joue un rôle
important. En effet, sa dimension très symbolique a favorisé l’ascension de
figures politiques à l’échelle nationale dont récemment Ilyas El Omari pour le
PAM, mais aussi Mustapha Mansouri pour le RNI. Cependant, il faut souligner que
ce vote majoritaire pour des partis administratifs a aussi été concomitant d’un
vaste mouvement de contestation dans l’agglomération d’Al Hoceima, qui liait
revendications sociales mais aussi culturelles, de reconnaissance d’une
identité spécifique qui ne se retrouve pas dans le découpage régional actuel.