Ces langues locales sont fortement territorialisées ; le hassania est utilisé principalement dans les provinces sahariennes, le tachelhit dans la grande région du Souss, le tamazight dans le centre Est du pays et le tarifit au Nord. Or, la question linguistique reste au cœur des mobilisations politiques et ce, malgré la reconnaissance constitutionnelle des langues amazighes en 2011.
A partir des bases de données de Tafra, Nato Tardieu et David Goeury s’interrogent sur l’existence ou non d’une corrélation entre langue locale et comportement électoral et croisent, pour y répondre, les données du recensement de 2014 avec les résultats électoraux des communales de 2015.
Du fait de la territorialité des langues, chacune sera traitée séparément. Après avoir traité des langues amazighes, dans ce quatrième papier, ils s’intéressent au hassania.
Une langue concentrée dans le sud du Pays
Avec 320 000 locuteurs, le hassania diverge des autres langues locales. Contrairement aux langues amazighes étudiées précédemment, il fait partie de la famille des langues arabes, étant plus proche de l’arabe classique que la darija. Bien qu’il soit numériquement la moins utilisée des langues locales au sein du Royaume, il a une forte dimension internationale. En effet, le hassania est la langue maternelle de 89% des Mauritaniens et s’étend sur une partie de l’Algérie, du Mali et du Sénégal car parlé par des populations sahariennes nomades.
Au Maroc, ses locuteurs sont concentrés au sein de trois régions : Laâyoune – Sakia El Hamra (149 243 locuteurs soit 41%), Guelmim – Oued Noun (98 960 locuteurs soit 32%) et Dakhla – Oued Ed Dahab (34 499 locuteurs soit 11%). Du fait des dynamiques migratoires et de la forte attractivité économique des grandes villes, le hassania est désormais minoritaire dans toutes ces régions, à l’exception de la province d’Assa – Zag, où elle reste majoritaire. La ville d’Assa est également la seule commune du royaume où le hassania est parlé par la majorité de la population (58%). Cependant, le hassania est la langue locale la plus urbanisée du Maroc : 75% de ses locuteurs vivent en ville.
En 2014, Laâyoune est la première ville hassanie du royaume, avec plus 100 000 locuteurs sur 217 000 habitants. Elle concentre 31% de tous les locuteurs du royaume. Avec Guelmim (31 000 locuteurs sur 118 000 habitants) et Dakhla (20 458 locuteurs sur 106 000 habitants), les trois capitales régionales abritent 50% des locuteurs du Maroc. Si l’on y ajoute les 5 chefs-lieux de province, Tan-Tan, Es-Semara, Boujdour, Assa et Tarfaya, ce sont alors 70% des locuteurs du royaume.
Les locuteurs hassanis sont en revanche très peu nombreux dans les autres grandes villes marocaines : Agadir n’en compte que 4 000 ; ils sont à peine 2 000 à Casablanca et un peu plus de 1 500 à Rabat.
En 2014, 510 communes n’avaient aucun locuteur en hassania, le Haut-Commissariat au Plan considérait que cette langue était absente de 34 provinces.
Seule la région de Laâyoune – Sakia El Hamra compte une majorité de communes avec un taux de locuteurs hassanis supérieur à 50% (11 communes sur 20) ; un tiers des communes pour la région de Guelmim – Oued Noun (17 communes sur 53) et un cinquième de celle de Dakhla – Oued Ed Dahab (3 communes sur 14).
Existe-t-il un comportement électoral hassaniophone ?
Selon le recensement (RGPH 2014), seules 50 communes ont un taux de hassaniophones supérieur à 10%. Parmi elles, 31 ont une majorité de locuteurs en hassania, seules 16 ont plus de 90% de leur population qui parlent hassania.
Cependant, les trois régions sont marquées par des hiatus très importants entre le recensement de la population en 2014 et les élections communales de 2015 : 16 communes comptent plus de votants que d’habitants, tandis que 9 affichent moins de 20% de votants sur l’ensemble des habitants. En effet, plusieurs communes se trouvent au-delà du mur de sable et ne sont donc pas habitées : Mijik, Zoug, et Aghouinite, auxquelles il faut ajouter Lagouira. D’autres, comme Tifirati, le sont très faiblement. A cela s’ajoutent de nombreuses petites communes périphériques des grandes agglomérations, qui souffrent d’un manque d’infrastructures ou d’opportunités économiques, mais où sont toujours inscrites les familles originaires.
Par conséquent, les chefs-lieux ont une très faible part de votants par rapport à leur population, la plus faible étant la ville de Dakhla (15%) qui abrite par ailleurs le siège de la province d’Aousserd et l’essentiel de la population civile de la région ; mais aussi Laâyoune, Guelmim, Es-Semara (21%) et Tan-Tan (25%). En outre, de nombreuses communes côtières sont investies par des pêcheurs saisonniers, originaires de régions différentes et ne participant pas aux élections locales. De même, les communes proches de la frontière contiennent de nombreuses casernes peuplées de militaires non votants, comme Zag, Al Mhabass, Bir Anzarane ou Gueltat Zemour. Par conséquent, on y dénombre peu de votants par rapport à leur population légale, qui est marquée par une forte masculinisation et très peu d’enfants. Au final, les locuteurs hassanis apparaissent les plus mobilisés lors des élections, autour de grandes familles issues des grandes tribus comme les Rguibat dans la région de Laâyoune ou les Oulad Dlim pour celle de Dakhla.
Au sein de 62 communes, l’Istiqlal arrive le plus souvent en tête lors des élections communales de 2015 (25 fois), suivi par le RNI (10), l’USFP (8), le MP (6) et le PAM (5) et enfin le PJD, le PA et le PRD (1 seule fois chacun).
Avec 68 126 voix sur 203 061 votes valides, l’Istiqlal rassemble le plus de suffrages (34%), suivi par le RNI (15%), l’USFP et le PJD (10%), le PAM (9%), le MP (7%), l’UC (4%), le PRV (1%) et le PA (1%). Le vote hassani pénalise donc les deux grands partis politiques du pays qui enregistrent des scores bien inférieurs à leur moyenne nationale : moins 11 points pour le PJD, moins 10 points pour le PAM malgré des velléités d’implantation très fortes. Le vote hassani privilégie sans conteste l’Istiqlal (+20 points) et dans une moindre mesure l’USFP et le RNI (+3 points chacun). Cette polarisation du vote s’explique principalement par l’importance de grandes familles politiques qui sont en compétition.
Dans la région de Guelmim – Oued-Noun, les communes majoritairement hassaniophones participent au maintien du fief de l’USFP, autour des Aït Oussa, tandis que le RNI est porté depuis Laqsabi Tagoust par le clan Bouaida qui a basé sa fortune sur les minoteries et les hydrocarbures avec le groupe Petrom. Cependant, la ville de Guelmim est sous l’autorité de l’USFP grâce aux frères Belfqih issus des Aït Baâmrane. Aux élections régionales, la vaste coalition mobilisée par le RNI a permis l’élection d’Abderrahim Bouaida à la présidence du conseil régional, grâce à une courte majorité au sein du conseil (20 élus contre 19). Reste que cette coalition s’est disloqueée avec le départ de trois de ses conseillers vers le groupe d’opposition, en mars 2017, amenant à un blocage du conseil régional.
En revanche, la région de Laâyoune- Sakia El-Hamra, hautement symbolique, est contrôlée par l’Istiqlal qui préside 55% des communes, dont les villes de Laâyoune et de Boujdour, et qui s’est ainsi octroyée la présidence de la région (20 sièges sur 39). Cette domination est incarnée par le clan des Ould Rachid. Ainsi, Haj Brahim Ould Rachid est le cheikh de la grande tribu Rguibat. Son frère, Khalihenna Ould Errachid, qui a défendu la marocanité du Sahara dès 1974, a été ministre des affaires sahariennes, député de Laâyoune, puis président du Conseil royal consultatif pour les affaires sahariennes. Son autre frère, Moulay Haj Hamdi Ould Errachid, est député et président de commune de Laâyoune jusqu’à aujourd’hui.
Depuis 2015, la jeune génération prend progressivement la relève. Ainsi le fils d’Haj Brahim, Hamdi Brahim est élu président du conseil régional en 2015, tandis que le fils de Moulay Haj Hamdi, Sidi Mohammed est le 1er vice-président de la commune de Laâyoune et élu à la Chambre des conseillers, la même année. Leur prestige politique s’appuie sur un réseau d’entreprises familiales dans les secteurs du sable, des hydrocarbures, de l’immobilier et de la pêche. Moulay Haj Hamdi et son fils siègent à la Chambre de commerce et d’industrie et de services, présidée par un de leurs proches, Khalil Ould Rachid depuis 2015. La puissance de leurs réseaux économiques au Sud est telle qu’ils ont réussi à prendre les deux sièges à la Chambre des conseillers dédiés à la CGEM Sud (Souss-Massa, Guelmim – Oued Noun, Laâyoune – Sakia El Hamra et Dakhla – Oued Eddahab) en faisant élire Mohamed Salem et Moulay Brahim Cherif, qui ont immédiatement rejoint les rangs de l’Istiqlal aux dépens de la CGEM. De même, au sein de l’Istiqlal, ils jouent un rôle prépondérant, obtenant ainsi la direction de l’UGTM (syndicat attaché à l’Istiqlal) pour le gendre de Haj Brahim, Enaâm Mayara, également membre du conseil régional de Laâyoune.
D’autres grandes familles tentent de rivaliser avec le clan Ould Rachid. La famille Derham, dont le père fut un des fondateurs de l’UNFP, a déployé ses réseaux sur Laâyoune mais aussi à Dakhla, notamment en disposant d’importantes ressources financières grâce à leur groupe spécialisé dans les hydrocarbures, sous la marque Atlas. Sous les couleurs de l’USFP, le fils Hassan a été élu député en 2007, tandis que son frère Slimane se faisait lui aussi élire député à Dakhla, la même année. Bien que président de la municipalité de El Marsa (province de Laâyoune) depuis 2009, Hassan a été élu en 2011 à Dakhla, tandis que sa sœur Rkia Derham était élue sur la liste nationale des jeunes et des femmes.
Mais ils vont être progressivement évincés de Laâyoune, puis de Dakhla par le clan des El Joumani, héritiers du célèbre Khatri Ould Sidi Saïd El Joumani, proche de Hassan II. Ainsi, sous l’étiquette MP, Sidi Sloh El Joumani a battu Slimane Derham pour la présidence de la commune de Dakhla en 2015, tout en se faisant élire à la Chambre des conseillers. Sidi Mokhtar El Joumani est quant à lui élu président à la Chambre des conseillers pour la région de Dakhla, à travers la Chambre des pêches maritimes de l’Atlantique Sud qu’il préside. Ce, avec le soutien de trois autres membres de la famille El Joumani, dont Sidi Sloh, eux-mêmes élus à la Chambre, toujours sous l’étiquette MP.
A Laâyoune, en 2016, c’est Sidi Mohammed El Joumani qui se fait élire sous l’étiquette PAM, après avoir été élu député de la circonscription d’Es-Semara sous l’étiquette RNI en 2011. La famille El Joumani dispose par ailleurs d’importants relais à Rabat, en la personne de Sidi Brahim El Joumani, député sous l’étiquette PAM depuis 2011, dans la circonscription Rabat-Chellah. Le clan Derham reste cependant présent à l’échelle nationale avec Rkia Derham, secrétaire d’État chargée du commerce extérieur depuis 2017. Elle a ainsi rejoint au gouvernement, l’autre jeune figure féminine du Sud, Mbarka Bouaida, secrétaire d’État chargée de la pêche maritime.
Conclusion
Si les locuteurs hassanis sont extrêmement minoritaires, ils occupent une place de premier plan, du fait de l’importance des territoires sahariens depuis 1975. La politique locale s’est articulée autour de logiques de réseaux dynastiques, héritées de la Marche verte. Les figures qui ont soutenu la marocanité du Sahara ont ainsi établi des empires économiques et politiques, avec l’appui de la monarchie et de l’administration centrale. La faible densité de population et la particularité du peuplement ont alors exacerbé les rivalités entre notables, faisant de chaque vote un enjeu convoité. Ces derniers ont su maintenir leur influence, en misant sur plusieurs générations de figures politiques : aux pères fondateurs de l’avant-Marche verte ont succédé les fratries ; depuis quelques années, les familles élargies, permettant ainsi de faire émerger de nouvelles figures à même de renouveler le leadership familial. Ils ont ainsi résisté aux pressions du PAM qui avait pourtant fait des provinces sahariennes un de ses objectifs prioritaires en 2009 : le parti avait ainsi soutenu Mohamed Cheikh Biadillah, natif d’Es-Semara, ministre de la Santé, ancien wali, pour disposer d’un secrétaire général saharien, et ainsi briguer la présidence de la Chambre des conseillers, un peu moins d’un an après la création du parti.
Cependant, un basculement apparaît. L’installation croissante d’habitants issus d’autres régions du royaume, amène à marginaliser numériquement les réseaux hassanis. Les grandes familles se doivent d’entretenir une clientèle beaucoup plus large, en intégrant les nouveaux-venus dans leurs réseaux, notamment via les chambres professionnelles. Or, cette politique semble difficile à maintenir dans la durée. Le PJD, bien que très peu présent à l’échelle locale, a remporté deux sièges de député à Laâyoune et à Dakhla dès 2011, et les a conservés en 2016. A terme, les familles hassanies risquent de se retrouver tiraillées par le jeu des inscriptions électorales, entre tenir les petites communes peu peuplées ou concentrer leurs forces dans les deux métropoles régionales.