Un Etat a-t-il intérêt à restreindre l’accès à l’Internet lorsqu’il souhaite cibler ses opposants ?

Introduction

La possibilité de se connecter, via de grandes plateformes de réseaux sociaux, a été célébrée comme une possibilité nouvelle donnée aux citoyens de se mobiliser collectivement contre les dirigeants répressifs. Mais en même temps, la nature décentralisée de cet outil a élargi le répertoire de la surveillance des gouvernements, aujourd’hui capables de contrôler, manipuler et censurer les flux d’informations qui y transitent.

L’utilisation accrue des réseaux sociaux place les gouvernements craignant pour leur survie politique devant un dilemme, dans la mesure où l’Internet peut leur être aussi bénéfique qu’à l’opposition. Un accès accru au numérique offre, certes, les possibilités de surveiller les opposants potentiels, mais il fournit simultanément à ces mêmes opposants l’infrastructure susceptible de s’organiser et de développer leurs capacités.

Aussi, cet article examine-t-il la relation entre une restriction étatique de l’accès à Internet et la manière dont ce même Etat recourt à une répression violente. Selon le niveau plus ou moins élevé de restriction, deux formes distinctes de violence d’Etat sont observées lors des campagnes de répression. D’un côté la violence ciblée, de l’autre la violence indiscriminée.

La mise en place d’une censure conséquente de l’Internet (suspension des connexions 2G/3G, brouillage des télécommunications, restrictions d’accès aux réseaux sociaux) supprime pour le gouvernement un accès substantiel à des informations sur l’opposition. Privé de renseignements précis, il aura tendance à déployer une violence indiscriminée en bombardant par exemple l’ensemble d’un quartier, plutôt que de procéder à des enlèvements ciblés. A l’inverse, maintenir en un certain lieu, un haut niveau d’accès à l’internet, permet d’obtenir des renseignements très précis sur les intentions et la localisation des forces d’opposition. Une violence ciblée sera alors menée, notamment par le biais d’interventions destinées à éliminer certains leaders.

Afin d’analyser la manière dont la stratégie d’accès à l’Internet d’un Etat affecte son recours à la répression violente, Anita R. Gohdes, professeure de sécurité internationale et de cybernétique à la Hertie School of Governance de Berlin, s’est intéressée au conflit syrien, de juin 2013 à avril 2015. Elle s’est appuyée sur les données 1 recueillies par l’Observatoire de la sécurité numérique en Syrie (SDSM) pour mesurer l’accessibilité au réseau internet dans le pays. Les données du Projet de cartographie du conflit en Syrie (SCMP) ont également été utilisées, dans le but d’observer la manière dont varie la stratégie d’accessibilité à l’Internet, selon le degré de contrôle du gouvernement sur un territoire.

En effet, le SCMP suit précisément plus de 5 000 communautés locales et identifie, selon l’évolution des évènements et des relations entre les principaux acteurs du conflit, le groupe partie au conflit exerçant le contrôle sur chacune de ces communautés. Le gouvernement est considéré souverain sur un territoire dès lors qu’il contrôle plus de 60 % de toutes les communautés de celui-ci. À défaut, le contrôle du gouvernement est considéré comme contesté par les groupes armés en présence (groupes d’opposition, djihadistes ou Kurdes). 

Enfin, A.R. Gohdes dispose de données 2 d’une qualité inégalée sur environ 65 000 décès survenus durant la période. Pour chaque victime, le lieu, la date ainsi que la cause et les circonstances du décès sont précisés. Sur cette base, elle a pu établir – par un classement manuel, puis en utilisant des outils de machine-learning -, si le décès était dû à une violence indiscriminée (ex. bombardement) ou ciblée (ex. condamnation à mort).

Un meilleur accès à l’Internet expose davantage à une répression ciblée

Quelques semaines avant les premières manifestations de masse en Syrie, en mars 2011, le régime y a débloqué l’accès aux réseaux sociaux. Objectif : faciliter la collecte de renseignements sur le lieu, l’identité et l’étendue des activités de l’opposition à l’intérieur de ses frontières. Le gouvernement syrien a en effet toute latitude pour décider des lieux où l’accès à l’internet doit être ou non limité, dans la mesure où l’infrastructure nationale numérique est entièrement placée sous son contrôle, en raison d’un monopole d’Etat sur le secteur des télécommunications. Il déploie ainsi une technologie de surveillance, partout où l’Internet est accessible.

Pour chacun des 14 districts syriens, A.R Gohdes découpe les deux années de données en périodes de 15 jours et examine la corrélation entre la qualité de l’accès à l’Internet et la part de violence ciblée parmi les décès survenus. Elle observe enfin la façon dont cette corrélation évolue en fonction du degré de contrôle exercé par le gouvernement.

La figure ci-dessous résume les résultats de l’auteure. Elle montre, à mesure que l’accès à l’Internet augmente, les niveaux moyens de violence ciblée pour trois districts types, selon que le contrôle exercé par le gouvernement est faible, moyen ou fort.

On remarque que dans tous les districts, le gouvernement a tendance à utiliser davantage la violence ciblée lorsque l’accès à l’Internet est de meilleure qualité. Néanmoins, cette tendance est particulièrement prononcée dans les districts qu’il contrôle le moins. En effet, le recours à la répression ciblée apparait particulièrement pertinent lorsque le gouvernement n’a pas accès aux réseaux de contrôles traditionnels, comme les informateurs, les zones situées en dehors de ses fiefs ethniques, ou encore celles dont il a perdu le contrôle. De fait, dans les zones peu contrôlées par le gouvernement (panel de gauche) et où il n’y a aucun accès à l’internet, le gouvernement exerce surtout une violence indiscriminée (seulement 15% de victimes de violence ciblée). Mais à mesure que s’améliore l’accès à l’Internet, la violence ciblée augmente considérablement, pour atteindre plus de 50% en cas de parfaite couverture.

Dans les zones où le gouvernement contrôle la majorité du territoire (panel de droite), la proportion de violence ciblée en l’absence d’internet (environ 30%) est sensiblement plus élevée que dans les zones qu’il ne contrôle pas, ce qui indique que le gouvernement recourt davantage à la violence ciblée dans les zones qu’il contrôle. Mais ici, l’augmentation de l’accessibilité à l’Internet n’est pas associée à une augmentation significative des assassinats ciblés. Cela indique que pour procéder à une répression ciblée dans les zones qu’il contrôle, le régime s’appuie probablement sur des formes plus traditionnelles de collecte de renseignements – par exemple la surveillance physique, la délation… etc., plutôt que sur la surveillance du web.

Conclusion

Surveiller le contenu généré par les utilisateurs de l’Internet peut offrir de nouvelles possibilités aux gouvernements craignant pour leur survie. Dans un contexte de violente répression étatique, ces derniers n’ont donc guère intérêt à restreindre l’accès à l’Internet, tant l’outil facilite la surveillance de masse tout en réduisant ses coûts.

Cet article soutient que les gouvernements manipulent stratégiquement le contrôle de l’Internet, en fournissant ou limitant son accessibilité dans le cadre de leur arsenal répressif. Les résultats ouvrent ainsi des perspectives intéressantes sur la manière dont les gouvernements intègrent l’accès aux technologies dans leurs stratégies de coercition.


  1. Ces données sont basées sur un sondage conduit toutes les deux semaines dans l’ensemble des régions syriennes, lors duquel les habitants devaient classer la qualité de leur réseau mobile et internet, notamment 2G et 3G, de 1 (bon réseau) à 4 (aucun réseau).
  2. Ces données ont été collectées sur l’ensemble des 14 districts syriens par quatre groupes de documentation, parmi lesquels le Centre syrien pour les statistiques et la recherche (CSR-SY) et le Réseau syrien pour les droits de l’homme (SNHR).

En savoir plus

Repression technology: Internet accessibility and state violence: https://doi.org/10.7910/DVN/KG2APR