Analyser le comportement électoral et comprendre le choix d’un candidat n’est pas toujours une mince affaire, surtout à la suite de la chute d’un régime. Pour expliquer pour qui l’on vote et pourquoi, les chercheuses Alexandra Blackman et Marlette Jackson — toutes deux titulaires d’un doctorat en sciences politiques de l’université de Stanford et respectivement associée de recherche post-doctorante à New York University – Abu Dhabi, et directrice adjointe du bureau Diversité et Inclusion au sein de la School of Engeneering de Stanford — se sont intéressées à la Tunisie post-Ben Ali et ont mené, à travers un sondage, une expérience conjointe visant à mesurer les choix des électeurs à l’aune des stéréotypes de genre, du leadership politique et des valeurs patriarcales et égalitaires.

Par Alexandra Blackman et Marlette Jackson

Après la chute du raïs autocrate Zine El-Abidine Ben Ali en 2011, de nombreux activistes ont non seulement appelé à plus de justice sociale et de liberté, mais aussi à l’égalité des genres et à davantage de participation politique pour les femmes. Les organisations féministes et la société civile ont mis en place des marches pour les droits des femmes et fait pression sur le gouvernement et les partis politiques pour plus de représentation féminine en politique. En réponse, la Tunisie a requis dans son code électoral que chaque liste de parti ou de candidat indépendant inclue un nombre égal de femmes et d’hommes, dans le cadre d’une parité verticale selon un système d’alternance.

A l’occasion des élections municipales de 2018, le gouvernement tunisien est allé plus loin et a requis que chaque parti inclue une femme comme tête de liste dans la moitié des listes présentées par circonscriptions. Bien que ces politiques soient historiques pour la Tunisie et que la représentation politique des femmes ait presque doublé au cours de la dernière décennie, l’on ignore largement comment les électeurs perçoivent les politiciennes et leurs programmes politiques.

L’on sait qu’en dépit de backgrounds similaires, les femmes sont systématiquement sous-évaluées par rapport à leurs homologues masculins, car perçues comme moins compétentes et moins puissantes. Afin d’expliquer pourquoi les femmes en position de leadership font face à de tels défis, la psychologue sociale Alice Eagly a développé la théorie de la “conformité de rôle”, qui avance que les individus sont évalués positivement s’ils confirment ce que la société attend d’eux. Au contraire, ils sont évalués négativement s’ils contredisent ce que la société attend d’eux. Certains chercheurs ont montré que les femmes emploient souvent des stratégies conformes à leur genre (par exemple, se focaliser sur des questions comme les problèmes des femmes, la santé et l’éducation) quand elles poursuivent des positions de leadership, et ce pour éviter d’être pénalisées pour une hypothétique transgression. A l’opposé, d’autres chercheurs ont montré que les femmes qui emploient des stratégies conformes aux notions classiques de leadership (en se focalisant par exemple sur des questions comme la défense ou la sécurité) améliorent la perception des électeurs potentiels quant à leurs qualités de leadership et leur capacité à réussir.

Dans cet article, nous étudions, dans le cadre d’un sondage, les effets de genre dans l’appui des électeurs en Tunisie, et ce selon le sexe d’un.e. candidat.e et son programme politique. Notre sondage en ligne a touché un échantillon de près de 600 répondants inscrits sur la plateforme YouGov.com. L’expérience, appelée « expérience conjointe », consiste à montrer au répondant deux candidats fictifs générés au hasard et à lui demander s’il préfèrerait voir l’un ou l’autre en tête de liste. Aussi, nous avons varié le genre (homme/femme) et le programme du candidat, en incluant des sujets traditionnellement liés aux femmes (améliorer les  droits des femmes), des sujets qui signalent un leadership fort (améliorer la sécurité), et des sujets plus neutres (améliorer la situation économique et combattre la corruption). Pour plus de réalisme, nous avons aussi varié d’autres caractéristiques du candidat, comme son âge, son niveau d’études ou son parti (Figure 1). L’analyse de ces résultats permet de déterminer combien chacun de ces attributs influe sur la probabilité de choisir le candidat. Notre analyse a également séparé les répondants aux valeurs plus patriarcales de ceux aux valeurs plus égalitaires.

Figure 1. Notre expérience conjointe. Capture d’écran du sondage conduit sur YouGov.com.

Nos résultats (Figure 2) montrent que les candidates tunisiennes sont confrontées à des préjugés de genre de la part des électeurs, même si cela concerne principalement les électeurs aux attitudes patriarcales. Les répondants aux valeurs égalitaires sont, quant à eux, tout aussi disposés à choisir un homme ou une femme en tête de liste. Les répondants aux valeurs patriarcales sont, de leur côté, moins disposés à nommer une femme en tant que tête de liste (près de 7 points de pourcentages en moins).

Figure 2. Principaux résultats de l’analyse conjointe. Les points représentent l’impact d’une caractéristique sur la probabilité de choisir un candidat. Les barres représentent l’intervalle de confiance à 95%.

Nous montrons aussi que les candidats (hommes ou femmes) qui font campagne avec un programme axé sur la sécurité ont plus de chance d’être nommés tête de liste que s’ils faisaient campagne sur un programme axé sur les droits des femmes, et ce tant pour les répondants aux valeurs patriarcales que pour ceux aux valeurs égalitaires.

Notre étude montre ainsi que les candidats – hommes ou femmes – qui mettent en avant des programmes conformes aux stéréotypes associés au leadership politique (en l’occurrence, la sécurité) peuvent augmenter leur soutien électoral. Or, une fois élus, les politiciens semblent renforcer ces préjugés. En examinant la composition des commissions parlementaires (Figure 3), on observe que les femmes sont surreprésentées dans la Commission des affaires de la femme, de la famille, de la jeunesse et des personnes âgées, et qu’elles sont sous-représentées dans la Commission de la sécurité et de la défense.  Ainsi, les hommes tendent à obtenir des positions qui augmentent leurs chances de réélection, tandis que les femmes risquent d’être moins considérées ou récompensées par les électeurs pour leur travail au Parlement ou le service public qu’elles rendent. Ces considérations sont particulièrement importantes au vu des élections d’octobre 2019, où la part de femmes politiques a diminué au Parlement, passant de 30 à 25%.

Figure 3. Représentation des femmes au sein des commissions du Parlement tunisien. La barre verticale représente la part des femmes politiques au Parlement.

Pour conclure, notre recherche montre que les femmes tunisiennes sont toujours confrontées à des stéréotypes de genre de la part des électeurs. Tant les femmes politiques — en tous cas pour les électeurs aux valeurs patriarcales — que les programmes axés sur les questions relatives aux femmes restent largement impopulaires.

Ainsi, si les quotas de genre ont été une étape importante pour promouvoir la représentation politique des femmes, un moyen essentiel d’améliorer leur poids politique serait d’accroître les possibilités pour les femmes politiques d’occuper des postes à responsabilités qui ne soient porteurs de stéréotypes associés aux femmes. Par exemple, nommer des femmes à la tête de commissions parlementaires portant sur la sécurité ou la défense pourrait créer une association positive entre femmes et leadership sur des questions cruciales dans l’esprit des électeurs.

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DOI: 10.1007/s11109-019-09582-5
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