La pression sociale affecte la participation politique des citoyens dans la mesure où celle-ci entraîne nécessairement des coûts, en termes de temps ou d’efforts. Cependant, contrairement à une participation privée ou anonyme, comme peut l’être le vote à bulletin secret lors d’élections, la participation publique peut faire l’objet d’un contrôle social. En cela, voter est très différent de signer une pétition.
Dans les cas où il est socialement souhaitable d’agir, comme lors d’élections, ce contrôle social peut accroître la participation. Mais lorsqu’il s’agit d’une question controversée, l’adoption d’une position publique peut susciter des critiques ou des sanctions de la part de ceux qui sont en désaccord. Ce qui a pour effet d’augmenter le coût social de la participation et partant, de dissuader nombre d’individus de s’exprimer publiquement.
Une telle falsification des préférences – définie comme l’écart entre le comportement public et les préférences privées – est nuisible en ce qu’elle fausse le discours public, crée des obstacles à l’action collective et mène à la persistance de résultats sociaux indésirables.
Dans cette étude menée au Liban, Laura Paler et Leslie Marshall, du département de sciences politiques de l’Université de Pittsburgh (États-Unis) et Sami Atallah, directeur exécutif du Centre libanais d’études politiques, examinent les coûts sociaux liés à la signature d’une pétition.
Ces derniers varient en fonction du contexte social, de la tolérance individuelle à la pression des pairs ou du degré de visibilité qu’acquiert la personne lors de la signature.
Le contenu de la pétition soumise lors de l’expérience menée, reflétait des questions soulevées par les Libanais lors de manifestations de masse, en 2015 : elle condamnait le rôle du sectarisme en politique, appelait à des réformes électorales pour réduire l’influence des partis religieux et exigeait que l’élaboration des politiques reflète les priorités nationales de développement plutôt que les intérêts sectoriels étroits.
A partir d’un échantillon représentatif de 2496 citoyens libanais invités à la signer à l’issue d’une enquête menée en face-à-face, les auteurs étudient à la fois l’ampleur du soutien privé à la réforme et la volonté des citoyens de rendre cette position publique.
Pour ce faire, ils séparent de manière aléatoire les citoyens : certains devaient signer de manière anonyme et étaient tenus de fournir seulement leur âge, confession et district électoral ; d’autres devaient la signer de manière publique, en fournissant une donnée supplémentaire : leur nom. Tous ont été informés que les pétitions seraient communiquées aux dirigeants de leur parti et de leur groupe confessionnel.
Dans un premier temps, les auteurs constatent que rendre la signature publique entraîne une baisse en moyenne de 20 points de pourcentage de la participation, confirmant qu’une pétition peut être socialement couteuse et impacter négativement l’action politique des citoyens, en dépit d’un large soutien à la cause.
Dans un second temps, ils montrent que cette falsification des préférences est d’autant plus élevée chez les personnes vulnérables aux pressions, et qu’enfin, son degré varie selon que la pression émane de cercles proches, de dirigeants politiques, ou de membres de la communauté confessionnelle.
La crise des déchets ou la remise en cause d’une politique confessionnelle
En 2015, des manifestations de masse éclatent pour protester contre l’incapacité du gouvernement à gérer la collecte des ordures. Pour partie, ces manifestations critiquent une paralysie causée par le sectarisme, profondément ancré dans la politique et la société libanaises.
Le Liban se caractérise en effet par un partage confessionnel institutionnalisé du pouvoir au niveau des plus hautes fonctions exécutives et législatives, ainsi que par des quotas de sièges au Parlement et de postes de haut niveau dans la fonction publique. De plus, comme dans les nombreux pays où les clivages ethniques définissent la compétition politique, le Liban est dominé par des partis politiques religieux qui utilisent le clientélisme pour maintenir le soutien public.
Alors que certains Libanais considèrent probablement le sectarisme comme important pour assurer la stabilité sociale, d’autres pourraient ne pas l’aimer en privé, mais craindre que l’exprimer publiquement n’entraîne des sanctions sociales ou l’exclusion d’avantages matériels.
La peur de sanctions sociales, à l’origine d’une falsification des préférences
Pour confirmer le rôle majeur de la pression sociale dans le phénomène de falsification des préférences, les auteurs interprètent des niveaux plus faibles de signatures publiques comme la preuve que la crainte de sanctions sociales réduit la volonté d’entreprendre des actions politiques publiques.
De fait, lors de l’enquête préalable, près de 70% des répondants indiquent qu’ils sont prêts à signer la pétition de manière anonyme, laissant apparaître un fort soutien de la population à la réforme. Reste qu’entre préférences privées et comportement politique publique, les divergences ne tardent pas à apparaître : rendre la signature publique entraîne une baisse moyenne de 20 points de pourcentage de la participation, ce qui confirme l’hypothèse de la falsification des préférences.
Les auteurs élaborent ensuite un « indice de la peur de la sanction sociale » qui mesure le coefficient d’interaction entre le niveau de crainte des citoyens et la divulgation publique de leur opinion.
Cet indice s’appuie sur plusieurs questions posées aux participants : « Dans quelle mesure vous serait-il difficile de faire quelque chose que vous aimeriez faire et qui ne correspondrait pas aux opinions de votre chef religieux ou politique ; de votre famille, amis ou voisins ; ou de votre communauté confessionnelle ? ». Les réponses sont alors classées sur une échelle de Likert[1] à 4 points, allant de « pas difficile du tout » à « très difficile ».
Les résultats montrent que la divulgation publique réduit le nombre de signatures pour tout le monde, y compris pour ceux qui sont le moins exposés aux pressions sociales. Cependant, si cette baisse est de 16 points de pourcentage pour les personnes craignant le moins les sanctions sociales, l’impact est beaucoup plus important pour les personnes les plus vulnérables aux pressions sociales, avec une baisse supplémentaire de 8 points de pourcentage de la participation publique.
Quand la pression vient des proches, son impact est plus fort
Trois sources de pression sociale, élites sociales (chef religieux ou politique), réseau social immédiat (famille, amis, proches) et communauté religieuse élargie (groupe confessionnel), conditionnent le degré d’impact sur la participation politique publique des citoyens.
Les données de l’étude suggèrent que la divulgation publique des signatures a eu un plus grand effet sur ceux qui craignaient d’être en désaccord avec leurs amis, leur famille et leurs voisins. Ces résultats, cohérents avec les récentes conclusions d’une autre étude menée en contexte africain (Corstange, 2016), indiquent que la politique sectaire au Liban pourrait être soutenue principalement par la pression de son réseau social immédiat.
Le mot de Tafra
Cet article montre que la crainte d’une sanction sociale peut dissuader des individus d’exprimer publiquement leurs préférences politiques privées. Le fait de rendre publique la signature d’une pétition a entraîné une réduction significative de la volonté de participer, en dépit d’un soutien privé substantiel à la réforme du système confessionnel. Et cette baisse a été beaucoup plus importante chez ceux qui craignaient le plus les sanctions sociales. En le montrant, l’article contribue à la recherche sur le comportement politique en démontrant que la signature d’une pétition peut être coûteuse sur le plan social.
Deuxièmement, cet article démontre les conséquences de ces coûts sociaux en pointant l’écart significatif entre les préférences privées et le comportement politique public. Il contribue ainsi à la recherche sur un aspect de la falsification des préférences qui est difficile à étudier. Il attire l’attention sur le fait que les coûts liés à la violation des normes pourraient être encore plus élevés lorsqu’ils sont imposés par son propre réseau social.
Enfin, cette recherche apporte une contribution significative à la littérature sur l’action politique citoyenne en contexte politique ethnicisée. En effet, si les recherches sur la politique ethnique ont documenté le rôle de la sanction sociale dans le maintien de la cohésion interne des groupes, elles se sont moins souvent intéressées aux mécanismes d’autocensure des individus dans le cadre de leur participation politique.
Or, les résultats présents appuient l’idée que, dans certains contextes, les individus n’aiment pas la politique ethnique, mais s’inquiètent de l’exprimer par l’action politique publique parce qu’ils craignent de perdre l’accès aux avantages ou de violer les normes sociales intragroupe.
Pour en savoir plus
The Journal of Politics, 2018. DOI: 10.1086/698714
[1] Outil développé par le psychologue américain Rensis Likert vers 1930 qui permet de mesurer l’opinion d’individus sur une question donnée.