Après les printemps arabes de 2011, de nombreux pays de la région ont initié des processus de décentralisation pour répondre aux revendications démocratiques et d’efficacité des services publics. Deux chercheuses allemandes, Annabelle Houdret et Astrid Harnish, ont étudié la décentralisation marocaine depuis son inscription en 2011 dans la Constitution. Cette réforme a-t-elle contribué à améliorer la performance du secteur public et permis une gouvernance plus participative et démocratique, deux préoccupations majeures des manifestants en 2011 ?
La décentralisation est souvent présentée comme un moyen de parvenir à une meilleure gouvernance participative : en amenant la prise de décision à un niveau local, elle permet d’intégrer aussi bien les élus que la population à la prise de décision. Suivant cette logique, la décentralisation conduit à plus de transparence dans la gestion des affaires publiques et à une reddition des comptes, ce qui améliore tant la confiance des citoyens que la performance des services publics locaux. Cette dernière est toutefois liée à la capacité d’action des institutions locales, qui dépend de plusieurs facteurs clés : cadres légaux adaptés, ressources financières et humaines adéquates à tous les niveaux de la gouvernance, et la participation active des citoyens. Pour Houdret et Harnish, la réforme articule d’importants principes démocratiques et ouvre formellement de nouveaux espaces d’action qui peuvent faciliter une gouvernance plus efficace et participative. Pourtant, les limites sont également nombreuses.
Pour leur analyse, les chercheuses ont mené une étude qualitative entre 2015 et 2017, comprenant une revue de l’état de la littérature scientifique sur le sujet, des journaux et médias locaux, mais aussi des entretiens avec des scientifiques, décideurs, et représentants d’agence de coopération et de développement locaux, rencontrés à Rabat et dans la région de Souss-Massa. L’analyse de la régionalisation avancée en cours au Maroc par rapport aux résultats des recherches dans d’autres pays fait ressortir trois préoccupations majeures susceptibles d’entraver l’amélioration des services publics et la gouvernance participative.
Décentralisation et performance des services publics : un cadre juridique trop faible
Pour que des institutions locales puissent mener à bien leurs missions, celles-ci doivent être d’abord encadrées par un cadre juridique cohérent, établissant une correspondance entre des missions définies, et des ressources financières et humaines.
Or, ces deux conditions ne sont pas remplies. Les lois organiques adoptées en 2015 sont peu claires sur les prérogatives de chacun des échelons. Si le principe de subsidiarité est inscrit dans la Constitution, rien ne précise le partage des responsabilités, des compétences et des ressources aux niveaux vertical et horizontal. En témoigne l’énoncé évasif des compétences propres, partagées et transférées établies par les lois organiques.
Autre exemple. Dans chaque région, de nouvelles agences régionales d’exécution des projets (AREP) ont été créées depuis 2016 et certaines d’entre elles ont pris leurs fonctions, sous la supervision du conseil régional. Leur tâche est d’être le bras exécutif du conseil régional, chargé de concevoir et mettre en œuvre ses projets.
Toutefois, d’après les auteures, les Agences de développement du Nord, du Sud et de l’Oriental qui existaient auparavant et qui auraient un mandat similaire sont, elles, placées sous l’autorité nominale du chef du gouvernement. Avec un directeur nommé par dahir et des capacités de financement importantes, ces Agences de Développement concurrencent de fait les AREP naissantes, sans que nul ne puisse, à ce jour, délimiter leur différence de mission.
Faiblesse des ressources financières et techniques
Les capacités financières et humaines influent aussi grandement sur la performance de l’institution ; pour fonctionner à pleine capacité, une institution a besoin d’un nombre suffisant de personnel bien formé, disposant de ressources financières adéquates. Les collectivités territoriales marocaines sont loin d’approcher les moyens réputés nécessaires, même tenant compte de leur richesse relative. Ainsi, seulement 5% du PIB marocain sont consacrés aux institutions gouvernementales locales, contre 20% en moyenne pour les pays de l’OCDE.
Cette donnée explique en partie que la part des « financements à mobiliser » soit si importante dans les plans d’actions locaux et régionaux. La capacité des collectivités locales à investir provient surtout de leur capacité à nouer des partenariats avec d’autres acteurs, notamment centraux, tels que les Ministères (notamment l’Intérieur) ou le Fond d’Equipement Communal.
Or, l’insuffisance et le manque de clarté des textes concernant les compétences et les ressources institutionnelles, ainsi que les faibles capacités des organes existants, entravent considérablement le succès de la mise en œuvre de la régionalisation avancée.
Les communes, qui avaient fait quelques progrès dans la conception de plans de développement participatifs, restent limitées à un rôle plus technique et doivent concevoir des plans d’action communaux pour la mise en œuvre de stratégies à développer au niveau régional.
En outre, transférer de nouvelles compétences et responsabilités aux niveaux locaux alors que les compétences et les capacités institutionnelles sont trop faibles, peut conduire à une surcharge des administrations et mener à des résultats encore pires qu’avant la réforme, en renforçant par exemple les disparités régionales. Sans compter que lorsque les moyens et les processus décisionnels demeurent au niveau central, il en résulte généralement des luttes de pouvoir, des négociations et des procédures décisionnelles souvent opaques. Ce qui impacte grandement la relation de confiance avec les élus et les institutions qu’ils représentent.
La faiblesse de la reddition des comptes
A la faiblesse des moyens, s’ajoute celle de la reddition des comptes qui génèrent une piètre performance institutionnelle à tous les niveaux. Ce principe constitutionnel est dilué par deux mécanismes principaux.
Premièrement, l’élection indirecte des présidents des conseils de la commune, de la province et de la région brouille le lien entre les électeurs et l’élu. Les tractations entre partis, après le vote populaire, permettent de faire émerger des présidences parfois sans lien avec le résultat des urnes. A titre d’exemple, si le PJD a largement dominé les élections de 2015, il ne contrôle finalement que deux régions, au prix de coalitions parfois fragiles.
Le second mécanisme est la dualité persistante entre élus et agents d’autorité. Toutes les décisions financières et la quasi-totalité du processus administratif des différentes collectivité territoriales doivent ainsi être validées par le représentant local du ministère de l’Intérieur, le gouverneur. Certes, la réforme de 2015 a transformé la « tutelle » de l’Intérieur en « contrôle administratif », mais qui n’est pas soumis à la reddition des comptes par la voie des urnes.
La régionalisation avancée a-t-elle été une avancée démocratique ?
D’après les deux chercheuses allemandes, le processus de prise de décisions demeure majoritairement top-down, avec des élus locaux sous contrôle de l’autorité administrative, représentée par des agents d’autorité nommés par la capitale. Leur contrôle s’exerce juridiquement sur les actes des élus, mais également de fait sur les moyens financiers et techniques qu’ils leurs octroient, ou non.
Par conséquent, l’effet principal recherché par cette réforme, celle d’une gouvernance plus participative, rapprochant la décision publique du citoyen, semble être perdu, ce qui se traduit par une participation électorale au plus bas. Si l’on en croit les résultats de l’Afro Barometer publiés en 2016, seuls 49% des Marocains déclarent avoir « un peu » ou « très » confiance dans leurs institutions publiques. Un score bien faible comparé à d’autres pays d’Afrique, qui place le Maroc au 27e rang sur 36. Pourtant, l’intérêt pour la chose publique est bien présent. Il s’exprime moins par les urnes que par divers mouvements de contestation sociale, qui se multiplient ces dernières années.
Recommandations des auteures
- La nécessité d’un partage effectif du pouvoir décisionnaire entre les élus et l’administration centrale, à tous les niveaux. Cette clarification des structures et des lieux de pouvoirs est essentielle à la conception des politiques publiques et à l’allocation des ressources qui permettent leur mise en œuvre.
- D’autre part, que les assemblées élues aux différents niveaux aient une opportunité concrète de prise de décision et d’implémentation de projets. Jusqu’à présent, la manière dont les nouveaux organes régionaux exerceront leurs fonctions et engageront les autorités locales sur les plans politique, administratif et fiscal n’est pas encore claire. La légitimité des institutions publiques est également étroitement liée à l’amélioration de leur performance et de leur responsabilité, en particulier dans la prestation de services. Il leur faut un environnement juridique et politique adéquat pour s’engager dans ce processus, mais aussi un renforcement des capacités et des informations connexes.
- La prise en compte par les bailleurs internationaux de ces rapports de force internes, de façon à appuyer, financièrement et techniquement, les institutions élues les plus efficaces et transparentes. A contrario, l’aide internationale pourrait contribuer à un “upgrading autoritaire” Bergh (2013), c’est-à-dire l’appropriation des nouvelles structures et institutions par les anciennes élites afin de renouveler une gouvernance centralisée, en la renforçant.
Le mot de Tafra
L’effort auquel se sont prêtées Annabelle Houdret et Astrid Harnish est à saluer, car cet article contribue indéniablement à identifier certaines des points clés qui entravent la mise en œuvre de cette réforme. Aujourd’hui avec près d’un an de recul sur cet écrit, il est possible de voir comment se sont réalisées certaines hypothèses des deux chercheuses.
Les régions ont eu énormément de difficultés à mettre en œuvre un début de politiques publiques avant l’année 2018, reportant leur budget des années 2016 et 2017 par défaut d’emploi. A ce titre, la situation de blocage de la région de Guelmim Oued Noun est particulièrement emblématique. L’effondrement de la coalition soutenant le président Abderrahim Bouaïda a empêché tout projet jusqu’à aujourd’hui obligeant le ministère de l’Intérieur à rétablir une tutelle dont les modalités sont particulièrement floues dans le cadre de la loi de 2015. (Nous reviendrons en détail sur ce cas la semaine prochaine).
La question des ressources financières et techniques est également pertinente. Les collectivités territoriales restent en définitive très largement tributaires de financements dont elles ne disposent pas, adossée à un mandat aussi large qu’évasif. Si le « contrôle administratif » vise à contrôler la légalité des décisions des collectivités territoriales, ces dernières dépendent financièrement d’un arbitrage effectué à Rabat. Or, sans financement à administrer, la libre administration reste un slogan. Le contrôle, in fine, n’est donc pas « qu’administratif ». C’est l’une des questions épineuses que devra résoudre la Charte de la déconcentration : celle de l’affectation des ressources publiques. Continuera-t-elle à être à Rabat, ou se rapprochera-t-elle des régions ?
Pour conclure, ce qu’il y a probablement de plus frappant dans la mise en œuvre de la régionalisation avancée, c’est son extrême lenteur, doublée d’une capacité à reporter à une date toujours ultérieure des arbitrages cruciaux, qui sont autant de goulets d’étranglement. Ainsi, la régionalisation avancée, inscrite dans la constitution de 2011, a dû attendre quatre ans pour que ses principales lois organiques supposées préciser les principes, lesquels renvoient à un nombre indéfini de décrets censés préciser la loi, lesquels s’accompagnent d’une charte de déconcentration, toujours en attente, bien qu’identifiée comme un des problèmes majeurs par les acteurs sur le terrain depuis de nombreuses années. Walis et présidents de régions se sont réunis à plusieurs reprises durant l’été 2018 pour identifier tous les manquements de la loi de 2015. Cependant, il apparaît un décalage entre les attentes régionales et le gouvernement peu pressé de mettre en œuvre la déconcentration qui réduirait de fait son pouvoir et ce d’autant plus que la majorité des régions (7 sur 12) est contrôlée par l’opposition (PAM et Istiqlal). En attendant, à mi-mandat, les conseils régionaux ont à peine commencé leur travail. En termes administratifs, trois années c’est extrêmement peu pour pouvoir implanter une politique publique. Ce qui est sûr, c’est qu’en 2021, les citoyens pourront difficilement mesurer l’impact des collectivités territoriales, ce qui réduira d’autant la possibilité d’une réelle reddition des comptes. A qui imputer l’inertie ? Aux élus régionaux ? Au gouvernement ? Ne nous orientons-nous pas vers un premier mandat régional blanc ? Celui de l’apprentissage ?
Pour en savoir plus:
The Journal of North African Studies, DOI: 10.1080/13629387.2018.1457958