Alors que la Commission SpĂ©ciale sur le ModĂšle de DĂ©veloppement dessine une voie pour sortir le Maroc de l’orniĂšre, Tafra examine les rĂ©sultats de l’enquĂȘte d’opinion Arab Barometer pour mettre en lumiĂšre les prĂ©occupations et dĂ©sirs des Marocains.

RĂ©unis depuis novembre dernier, les 35 membres de la Commission SpĂ©ciale sur le ModĂšle de DĂ©veloppement (CSMD) ont pour tĂąche de proposer d’ici Ă  juin 2020 un diagnostic des obstacles qui empĂȘchent le dĂ©veloppement du Maroc ainsi que des orientations pour relever les dĂ©fis auxquels le pays est confrontĂ©. Dans une approche inclusive, la CSMD a ainsi auditionnĂ© les partis politiques marocains afin d’entendre leurs suggestions.

Pour contribuer au dĂ©bat, Tafra se penche sur les rĂ©sultats de l’Arab Barometer, un sondage d’opinion conduit dans 15 pays de la rĂ©gion. Au Maroc, ce sondage a Ă©tĂ© administrĂ© en 2006, 2013, 2016 et 2018 sur des Ă©chantillons reprĂ©sentatifs de plus de 1,000 personnes, capturant ainsi, en prĂšs de 150 questions, l’évolution de l’opinion des Marocains sur plus de 10 ans.

Le dĂ©fi : amĂ©liorer l’économie et les services publics avec des institutions en panne

Figure 1. RĂ©sultats construits Ă  partir du sondage Arab Barometer 2018

Une chance pour nous, l’enquĂȘte pose directement la question subsidiaire : « Quel est le dĂ©fi le plus important auquel le Maroc est confrontĂ© aujourd’hui ? Â» Les rĂ©sultats sont Ă©loquents (Figure 1). Les Marocains s’inquiĂštent principalement de la performance Ă©conomique (26%) et de l’accĂšs aux services publics (23%). La catĂ©gorie rĂ©siduelle « Autres Â», qui occupe la premiĂšre place avec 32% des rĂ©ponses inclut une sĂ©rie de problĂšmes divers, notamment l’addiction aux drogues et la marginalisation de certaines catĂ©gories de la population.

Figure 2. Pourcentage de la population dĂ©clarant avoir une confiance forte ou modĂ©rĂ©e dans le gouvernement, et pourcentage de la population dĂ©clarant ĂȘtre d’accord ou tout Ă  fait d’accord avec l’affirmation « Les leaders religieux devraient avoir de l’influence sur les dĂ©cisions du gouvernement. » RĂ©sultats construits Ă  partir des sondages Arab Barometer 2007, 2013, 2016 et 2019.

Or les Marocains ne sont pas convaincus que le principal concernĂ©, Ă  savoir le gouvernement, est Ă  mĂȘme de relever les dĂ©fis pour redynamiser l’économie et les services publics. Alors que le renouveau annoncĂ© par la Constitution de 2011 avait, semble-t-il, fait augmenter la confiance dans le gouvernement, celle-ci a connu une forte baisse ces deux derniĂšres annĂ©es et aujourd’hui, moins d’un Marocain sur trois (29%) fait confiance au gouvernement. A ce titre, une solution qui semblait attractive en 2006 – une influence accrue du religieux sur la sphĂšre politique – l’est beaucoup moins aujourd’hui. Ainsi, si en 2006, prĂšs de 60% des Marocains souhaitaient que les leaders religieux influent sur les dĂ©cisions du gouvernement, seuls 20% considĂšrent aujourd’hui cette option comme dĂ©sirable.

Les rĂ©sultats de cette enquĂȘte pointent donc formellement du doigt ce que l’actualitĂ© politique et Ă©conomique suggĂšre depuis des annĂ©es. Les indicateurs globaux montrent, d’un cĂŽtĂ©, une croissance Ă©conomique atone et des inĂ©galitĂ©s qui restent Ă©levĂ©es et de l’autre, des services publics tels que la santĂ© ou l’éducation dont la qualitĂ© se dĂ©tĂ©riore. Et pour mener la barque, des institutions politiques auxquelles les Marocains ne font plus confiance. A ce titre, si l’option islamiste, avec le PJD en tĂȘte de file, incarnait Ă  la fin des annĂ©es 2000 une alternative sĂ©duisante, prĂšs d’une dĂ©cennie de gouvernement PJD a fini par dĂ©crĂ©dibiliser cette piste.

Ce contexte pourrait expliquer pourquoi les Marocains protestent davantage ou dĂ©sirent Ă©migrer. L’Arab Barometer rĂ©vĂšle ainsi que 44% des Marocains ont considĂ©rĂ© Ă©migrer, une proportion qui atteint 70% chez les 18-29 ans.  De mĂȘme, une Ă©tude rĂ©cente rĂ©vĂšle une sensible augmentation du nombre de manifestations depuis 2011, faisant Ă©cho aux mouvements de protestation majeurs de ces derniĂšres annĂ©es (Hirak du Rif en 2017, Hirak de Jerada et campagne de boycott en 2018).

Des suggestions pour construire des institutions politiques efficaces

Le bon fonctionnement de l’Etat est une composante essentielle du fonctionnement des services publics, mais aussi de la politique Ă©conomique. En effet, c’est l’Etat qui fournit ces services publics, et c’est aussi l’Etat qui rĂ©gule le fonctionnement des marchĂ©s, en garantissant le droit de propriĂ©tĂ© et la rĂ©solution des conflits qui ne manquent pas d’apparaĂźtre entre les divers opĂ©rateurs Ă©conomiques. DĂšs lors, comment faire en sorte que l’Etat rĂ©ponde aux aspirations des Marocains, et restaurer ainsi une relation de confiance entre l’Etat et les citoyens ?

Divers indicateurs prĂ©cisent le problĂšme. D’un cĂŽtĂ©, le vote, vecteur institutionnalisĂ© d’expression citoyenne en dĂ©mocratie, est minĂ© par le clientĂ©lisme et la corruption. D’aprĂšs Arab Barometer, moins d’un Marocain sur deux (46%) considĂšre que la plupart des fonctionnaires locaux sont intĂšgres, et d’aprĂšs le sondage Afro Barometer (un cousin d’Arab Barometer qui couvre les pays Africains), en 2016, prĂšs de 20% des Marocains s’étaient vus acheter leur vote. ConsĂ©quences : des bureaucraties dysfonctionnelles, une dĂ©saffection pour les urnes, et le fait que les Ă©lections rĂ©compensent les politiciens les plus disposĂ©s Ă  acheter les Ă©lections au lieu des politiciens les plus compĂ©tents. Le problĂšme semble d’ailleurs plus venir des politiciens eux-mĂȘmes que des Ă©lecteurs, puisque les Marocains rĂ©compensent aux urnes les dĂ©putĂ©s qui sont plus actifs au Parlement.

De l’autre, les manifestations, formes non-institutionnalisĂ©es d’expression citoyenne, sont Ă  la fois plus frĂ©quentes et plus sĂ©vĂšrement rĂ©primĂ©es. L’étude citĂ©e plus haut sur les manifestations au Maroc montre que le nombre de manifestations a grandement augmentĂ© depuis 2011, malgrĂ© une large augmentation de la rĂ©pression depuis 2014. Or, les manifestations ont un coĂ»t politique et Ă©conomique important, rendant impĂ©ratif de leur apporter une rĂ©ponse.

Pour pallier ces problĂšmes, notre activitĂ© de recherche suggĂšre deux principales pistes : promouvoir l’accĂšs Ă  l’information et l’obtention de larges majoritĂ©s afin de rĂ©duire le clientĂ©lisme politique et de moderniser le fonctionnement de la bureaucratie, et donner des rĂ©ponses moins autoritaires Ă  l’exercice des libertĂ©s politiques.

L’accĂšs Ă  l’information et la transparence contre la corruption et le clientĂ©lisme

Le clientĂ©lisme mine le bon fonctionnement des institutions dĂ©mocratiques. Ses principales manifestations sont l’achat de voix par les partis aux alentours des Ă©lections, et la corruption une fois Ă©lu, afin de rĂ©compenser les bailleurs de fonds. Cette corruption s’étend Ă  la bureaucratie, qui implĂ©mente les dĂ©cisions des politiciens.

Deux rĂ©ponses Ă  ce problĂšme. La premiĂšre est de promouvoir des institutions politiques qui favorisent la construction de larges majoritĂ©s. Lorsque les Ă©lus disposent de majoritĂ©s confortables, ils ont moins besoin d’acheter les Ă©lections, car ils sont plus sĂ»rs de gagner. De plus, il est plus facile d’arriver Ă  un consensus lorsque toutes les parties sont du mĂȘme bord, ce qui favorise l’achĂšvement de projets de dĂ©veloppement. Or au Maroc, les Ă©lus locaux et nationaux sont souvent Ă©lus Ă  la proportionnelle, un systĂšme qui favorise la reprĂ©sentation de plus petits partis. Employer au contraire un scrutin majoritaire favoriserait la construction de majoritĂ©s plus larges et permettrait peut-ĂȘtre de rĂ©soudre ces problĂšmes.

La deuxiĂšme rĂ©ponse est de promouvoir le contrĂŽle direct des politiciens par les citoyens, Ă  travers l’accĂšs Ă  l’information. Le Maroc dispose d’institutions qui contrĂŽlent la corruption de maniĂšre interne. Notamment la Cour des Comptes, qui publie rĂ©guliĂšrement des rapports en ce sens. Pourtant, le contrĂŽle interne a ses limites : la capacitĂ© de contrĂŽle de ces institutions n’est pas infinie, et les Ă©chelons infĂ©rieurs de la bureaucratie dissimulent souvent des informations Ă  leurs supĂ©rieurs. Le contrĂŽle externe, exercĂ© par les citoyens eux-mĂȘmes, offre des perspectives intĂ©ressantes : plus nombreux, ils peuvent exposer davantage de problĂšmes que des instances de contrĂŽle spĂ©cialisĂ©es. Mais pour ce faire, il convient d’avoir accĂšs Ă  l’information et pouvoir librement la communiquer. Le cas de l’attribution frauduleuse de terrains Ă  des hauts commis de l’Etat est exemplaire. Alors que le cadastre avait mis en ligne ses donnĂ©es, sa base a Ă©tĂ© retirĂ©e d’Internet en juillet 2016 aprĂšs que la presse l’a utilisĂ©e pour mettre en lumiĂšre ce scandale. Depuis, le gouvernement s’est efforcĂ© de renforcer le droit d’accĂšs Ă  l’information, en rejoignant en 2018 le Partenariat pour un Gouvernement Ouvert.

Des rĂ©ponses moins autoritaires Ă  l’exercice des libertĂ©s politiques

Alors que les Marocains protestent davantage depuis 2011, et s’expriment de plus en plus sur les rĂ©seaux sociaux, ces manifestations sont de plus en plus durement rĂ©primĂ©es par le gouvernement. Dans le mĂȘme sens, les organismes internationaux pointent du doigt une rĂ©cente dĂ©gradation des libertĂ©s de la presse et d’association.

Si Ă  premiĂšre vue, le bĂąton est une rĂ©ponse Ă©vidente pour rĂ©primer l’agitation, il semble que cette stratĂ©gie soit contre-productive, et mĂšne en fait Ă  davantage de protestations. D’abord, rĂ©primer les activistes d’aujourd’hui crĂ©e les activistes de demain. Ainsi, nombre des premiers instigateurs du Mouvement du 20-FĂ©vrier avaient vu leurs aĂŻeux incarcĂ©rĂ©s par le passĂ©. Ensuite, rĂ©primer un mouvement de protestation Ă  ses dĂ©buts conduit souvent celui-ci Ă  prendre plus d’ampleur, alors qu’apporter rapidement une solution aux revendications de ces mouvements le conduit Ă  s’éteindre. La logique s’étend d’ailleurs Ă  d’autres libertĂ©s, telles que la libertĂ© d’expression.

La prochaine Ă©tape pour la CSMD : l’option participative ?

Nous avons, dans cet article, pointĂ© du doigt les deux prĂ©occupations majeures des Marocains concernant l’avenir du pays, en s’appuyant sur le sondage Arab Barometer. A partir de ces prĂ©occupations, nous avons esquissĂ©, en nous fondant sur la recherche que nous avons conduite ou rĂ©percutĂ©e depuis plusieurs annĂ©es, une sĂ©rie de pistes pour sortir de l’orniĂšre.

Notre approche souffre de limites Ă©videntes. Comment savoir prĂ©cisĂ©ment ce qui prĂ©occupe les Marocains Ă  partir de quelques questions tirĂ©es d’un sondage ? Pierre angulaire de notre analyse, la question examinĂ©e en Figure 1 ne prĂ©sente que des catĂ©gories grossiĂšres, qui peinent Ă  dĂ©peindre ces prĂ©occupations de maniĂšre dĂ©taillĂ©e. De plus, si cette question esquisse les problĂšmes, elle ne donne pas d’indications sur le type de solutions que les Marocains souhaiteraient voir apporter Ă  ces problĂšmes.

Notre intention n’est pas de critiquer l’effort de l’Arab Barometer. Cet outil est, avec son cousin l’Afro Barometer, l’un des rares sondages d’opinion conduits au Maroc. Traitant de sujets extrĂȘmement divers, leur objet est de donner une idĂ©e gĂ©nĂ©rale de l’opinion marocaine, et non de se focaliser sur des questions prĂ©cises.

Notre intention est, au contraire, d’encourager la CSMD Ă  renforcer son approche inclusive. Si consulter les partis politiques est une initiative des plus louables, nous souhaitons de tout cƓur que la Commission aille plus loin. D’abord, en consultant directement les citoyens Ă  travers des sondages plus dĂ©taillĂ©s, des cahiers de dolĂ©ances ou toute autre dĂ©marche participative. Ensuite, en rendant public le contenu de ces consultations, afin que tous les Marocains puissent se rendre compte des opinions de leurs concitoyens, et des solutions que ceux-ci envisagent pour y rĂ©pondre.