Au Maroc, la mise en place de programmes dits « pro-pauvres », c’est-à-dire orientés vers la réduction de la pauvreté, n’est pas une nouveauté. A partir des années 2000, le programme de transferts monétaires conditionnels Tayssir, ou encore l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), ont tenté de cibler les populations les plus pauvres en se basant sur des critères géographiques (éligibilité de tous les habitants de certaines communes considérées pauvres), ou sur un mélange de critères géographiques et communautaires (en l’occurrence, des parties prenantes locales qui déterminent les projets à financer en priorité).
Expérimenté dans la région de Tadla-Azilal en 2008 et généralisé à l’ensemble du Maroc en 2012, le Régime d’assistance médicale (RAMED) se place dans la continuité de ces programmes. Contrairement aux autres, il ne se fonde pas sur des transferts monétaires, mais sur une politique d’exemption de frais hospitaliers : les personnes bénéficiant de la carte RAMED ont droit à des soins gratuits dans l’ensemble des hôpitaux publics du royaume, à condition de respecter une logique de parcours de soins. Le RAMED est ainsi devenu la première politique publique marocaine à utiliser la méthode dite du ciblage économétrique, soit un ciblage direct des ménages sur la base de conditions socio-économiques, et non pas de critères géographiques ou communautaires, afin d’identifier les ménages pauvres ou vulnérables.
Au plus fort de son expansion, plus de 8 millions de personnes sont couvertes par le RAMED. Cependant, des difficultés liées à l’afflux de patients exemptés de frais ont fait progressivement leur apparition : allongement des files d’attente et des délais de traitement, dégradation de la qualité des soins, usure accélérée du matériel au sein des hôpitaux… Dès 2015, le programme connaît une désaffection progressive. En 2017, moins d’un bénéficiaire sur deux choisit de renouveler sa carte.
Pour expliquer l’échec relatif du RAMED, la capacité d’implantation des autorités est souvent pointée du doigt. Selon la Banque Mondiale, les pouvoirs publics marocains auraient ainsi eu des difficultés à mettre en œuvre le ciblage économétrique. En d’autres termes, ce ciblage aurait correctement identifié les bénéficiaires, mais les pouvoirs publics n’auraient pas réussi à leur distribuer le RAMED.
Or, selon Raphaël Cottin, chercheur en économie à l’Université du Luxembourg, la mise en œuvre du ciblage par le gouvernement n’est pas l’unique responsable des difficultés du RAMED. A l’aide des données de « l’Enquête panel de ménages » représentatives des ménages marocains et produites par l’Observatoire national du développement humain (ONDH, 2012, 2015), il montre paradoxalement que la mise en œuvre concrète a été plutôt satisfaisante, mais que méthode utilisée pour ciblerles bénéficiaires les plus pauvres a posé problème. Ainsi, ce serait la méthode du ciblage économétrique en elle-même, et non la capacité des pouvoirs publics marocains à la déployer, qu’il faudrait prioritairement soumettre à la critique.
Le ciblage économétrique en pratique
Un programme comme le RAMED est voué à être accordé aux citoyens les plus pauvres. Or, dans les pays en voie de développement, il est difficile d’évaluer qui l’est réellement. En effet, étant donné que l’Etat a une faible capacité fiscale et qu’un grand nombre d’actifs tirent leurs revenus du secteur informel, une simple déclaration de revenus ne permet pas de vérifier si un ménage est véritablement dans le besoin.
En théorie, le ciblage économétrique permettrait de répondre à ce problème. Résumée à grands traits, l’approche consiste à utiliser une enquête existante pour construire un modèle qui prédit le niveau de consommation d’un ménage en fonction de caractéristiques faciles à observer. Ce modèle est ensuite utilisé pour prédire le niveau de consommation d’un ménage. Si la prédiction est en dessous du seuil de pauvreté, le programme est accordé au ménage. Pour le RAMED, on a utilisé une série d’enquêtes sur les ménages produites par le HCP à la fin des années 1990. Le modèle utilisait des caractéristiques comme la structure démographique du ménage (nombre d’enfants, de femmes, de personnes âgées), la possession de biens durables (lave-linge, réfrigérateur, automobile) et les caractéristiques du logement (eau courante, électricité, WC privatifs), etc.
Derrière la méthode de ciblage, des arbitrages
Sauf que prédire la consommation n’est pas une science exacte. En se servant des données plus récentes du panel des ménages de l’ONDH, l’auteur a construit un modèle prenant en compte toutes les caractéristiques utilisées par le modèle du RAMED, ainsi que des caractéristiques supplémentaires. Il démontre que son modèle ne peut cerner que 60% de la variation de consommation entre les ménages. Autrement dit, le modèle fait des erreurs qui bénéficient à certains (dont la consommation prédite est plus faible que la consommation réelle) aux dépens d’autres (dont la consommation prédite est plus élevée que la consommation réelle). Dans le premier cas, on parle d’erreurs d’inclusion : un ménage non pauvre est considéré comme pauvre sur la base de sa consommation prédite. Dans le second, on parle d’erreurs d’exclusion : un ménage vivant sous le seuil de pauvreté défini est classifié comme non pauvre. Le ciblage idéal est donc celui qui permet de minimiser à la fois les erreurs d’inclusion et d’exclusion.
Ainsi, plus la proportion de ménages réellement pauvres et éligibles au programme sera forte, plus le processus de ciblage sera jugé performant. Reste à arbitrer entre les deux types d’erreurs : souhaite-t-on un programme qui ne lèse aucune personne en situation de pauvreté, quitte à laisser de nombreuses personnes qui ne le sont pas passer entre les mailles du filet, ou un programme qui lèse beaucoup de pauvres mais ne laisse passer aucune personne non-éligible? En d’autres termes, préfère-t-on un programme qui minimise les erreurs d’exclusion au prix des erreurs d’inclusion, ou l’inverse ?
L’auteur confronte son modèle aux données du panel de l’ONDH pour vérifier sa performance en termes d’erreurs d’inclusion et d’exclusion. Il regarde si, d’après les prédictions de son modèle, le ménage est classifié comme pauvre, avant d’établir une comparaison avec le revenu réel tel que mesuré par l’enquête. L’exercice permet ainsi d’évaluer la performance du ciblage. Il montre de cette manière que le RAMED a minimisé les erreurs d’inclusion aux dépens des erreurs d’exclusion. En d’autres termes, dans ses simulations, seuls 4,7% des détenteurs de cartes RAMED n’auraient pas dû en bénéficier. En revanche, près de 60% des ménages pauvres sont perçus comme non-éligibles au RAMED, du fait de la méthode de ciblageutilisée.
Bien entendu, un modèle plus performant – c’est-à-dire un modèle utilisant des critères plus pertinents – permettrait de réduire tant les erreurs d’inclusion que les erreurs d’exclusion. Ainsi, la presse marocaine a pu relayer l’idée selon laquelle les critères de ciblage sur lesquels le RAMED avait été fondé étaient obsolètes. À titre d’exemple, la possession d’un téléphone portable, qui pouvait légitimement apparaître comme un bien de luxe à la fin des années 1990, compte toujours pour déterminer l’éligibilité au programme, alors que son usage s’est généralisé parmi les couches modestes de la population.
Pour évaluer cette critique, l’auteur observe la performance du modèle dans son ensemble. Il classe les individus par leur revenu réel et inspecte le nombre d’erreurs d’exclusion en fonction du revenu. La Figure 1 montre que le modèle fonctionne globalement comme souhaité : plus le niveau de vie d’un ménage est élevé, moins il a de chance d’être éligible au RAMED. Ainsi, en 2012, si les 10% des ménages les plus riches du Maroc ont théoriquement moins de 0,4% de chance d’être éligible au RAMED, près de 77% des 10% des ménages les plus pauvres sont censés entrer dans l’assiette du programme (Figure 1).
Toutefois, l’exercice révèle aussi de larges imperfections : près d’un quart des 10% les plus pauvres (23,4%) ne remplissent théoriquement pas les critères socioéconomiques pour être éligibles (voir graphique, à nouveau). Inversement, une partie non négligeable de la classe moyenne (déciles 5 à 8) remplit les critères d’éligibilité.
La nécessité d’une comparaison à l’international
Ces erreurs de ciblage ont un impact important sur le lien social et la confiance en les institutions. L’évaluation d’un programme comparable en Indonésie a montré que l’insatisfaction des habitants était plus forte lorsque les bénéficiaires étaient choisis par un algorithme sur la base du ciblage économétrique, plutôt que lorsqu’ils étaient désignés par les membres de leur communauté. Plus crucial encore, la criminalité a davantage augmenté au sein des communautés indonésiennes où les erreurs d’inclusion ont été élevées, suggérant que l’attribution des aides à certains, et non à d’autres, a pu être à l’origine de la hausse de la criminalité. Ce constat nous mène alors à la question suivante : le Maroc aurait-il pu mieux faire?
La comparaison avec d’autres programmes reposant sur un ciblage économétrique ne révèle pas une position marginale du RAMED. Au contraire, sa performance finale, prenant en compte le nombre de personnes qui en ont bénéficié suite à sa mise en œuvre sur le terrain, se situe dans la moyenne internationale. Au Maroc comme ailleurs, les programmes proposant une gratuité des services (santé, alimentation, etc.) pour les plus pauvres touchent en moyenne moins d’un tiers de ceux qui constituent leur cible, c’est-à-dire les 20% les plus démunis de la population. Les taux de couverture obtenus par le RAMED ne révèlent donc pas une exception au regard de programmes similaires.
Nuancer la défaillance des pouvoirs publics
Lors du processus d’attribution du RAMED aux ménages, des commissions locales d’attribution pouvaient procéder à des requalifications. En pratique, celles-ci consistaient à accorder le RAMED aux ménages qui avaient été exclus sur la base du ciblage économétrique initial. A posteriori, des institutions internationales comme le FMI avaient considéré ces commissions comme le talon d’Achille du dispositif. Elle les soupçonnait notamment d’avoir fait bénéficier du RAMED, des personnes qui n’étaient pas en situation de pauvreté, notamment suite à des faits de corruption et de collusion.
Pour Raphaël Cottin, cette affirmation doit être nuancée. Une opération statistique lui permet d’ailleurs de cerner le rôle effectif joué par ces commissions. L’exercice révèle que, dans l’ensemble, celles-ci ont davantage corrigé, plutôt qu’amplifié, les erreurs de ciblage. Selon le chercheur, plus la commission constaterait une consommation élevée par personne au sein d’un ménage, plus elle serait susceptible de ne pas l’affilier au programme. A titre d’exemple, une augmentation de 10% de la consommation par personne est associée à une diminution d’environ 50% de la probabilité d’être affilié au RAMED. Inversement, le fait d’être situé en dessous du seuil de pauvreté serait associé à une augmentation de la probabilité de se voir attribuer le RAMED par la commission (entre 7 et 9 points de pourcentage en 2015).
Un tel résultat suggérerait donc que ces commissions – sans pour autant être exemptes de tout soupçon – auraient eu un possible rôle rectificatif, en ré-incluant certains demandeurs qui, tout en étant pauvres, avaient été exclus du dispositif par le ciblage initial.
Conclusion
La vision selon laquelle la mise en œuvre du ciblageaurait été la source de tous les dysfonctionnements du RAMED ne concorde pas avec l’examen attentif des données. Pour le chercheur, si les discours sur les dysfonctionnements du ciblage continuent de proliférer, c’est qu’ils permettent à la classe politique marocaine de s’exonérer de ses responsabilités. En effet, faire du ciblage la source de tous les maux du RAMED contribue à réduire un problème politique, à savoir comment trouver des ressources pour fournir des soins aux personnes démunies; à un problème technique, ou comment faire en sorte que seuls les « vrais pauvres » aient accès à la ressource publique. Et, partant, de rejeter la responsabilité des manquements du système sur l’échelon administratif.
Pour autant, Raphaël Cottin admet qu’une telle confusion entre l’échelle politique et celle de la gestion est parfois entretenue par les institutions internationales, à l’instar de la Banque mondiale et du FMI, qui continuent de promouvoir le ciblage comme une solution miracle permettant de concilier efficacité et équité.
Référence
Cottin Raphaël, « Le ciblage direct des ménages est-il possible pour les politiques de santé ? Le cas du RAMed au Maroc », Mondes en développement, 2019/3 (n° 187), p. 29-50.
DOI: 10.3917/med.187.0029