1 – Introduction et cadre théorique

Le droit et la capacité à prélever l’impôt sont au cœur de l’existence de l’État moderne (Tilly, 1992). Or, si les capacités techniques et administratives de l’État sont nécessaires pour y parvenir, l’autorité qui le justifie ne peut relever exclusivement du pouvoir de contrainte.

Le concept de « consentement quasi-volontaire » (Levi, 1988) s’appuie sur l’idée que l’autorité en matière fiscale ne peut être fondée uniquement sur la coercition, soit la sanction que le gouvernement peut exercer sur les fraudeurs fiscaux. Il suppose une certaine adhésion des citoyens à la contribution au financement de l’État. Historiquement et dans les pays d’Europe occidentale, ce consentement a été construit à travers le parlementarisme et le constitutionnalisme. Dans l’Angleterre du XVIIème siècle, les pouvoirs acquis par l’institution parlementaire ont permis d’assurer la crédibilité de l’engagement de l’État en faveur de la garantie des droits de propriété et de la dette publique, permettant l’émergence et le développement du capitalisme anglais (North et Weingast, 1989).

S’agissant de la fiscalité des pays en voie de développement, la recherche s’est longtemps focalisée sur des aspects techniques, relevant des politiques d’aide au développement formulées par des institutions internationales. En effet, à partir des années 1970, les effets délétères de l’économie de rente basée sur l’exploitation des ressources naturelles (Mahdavi 1970, Beblawi et Luciani 1987) ou l’aide au développement (Morrison 2009, Smith 2008) encouragent la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International à appuyer davantage le développement des systèmes fiscaux des Etats, pour diminuer la dépendance aux rentes[1]

Il s’agit alors de concevoir une fiscalité non-distorsive, d’introduire des taxes indirectes telle que la TVA, ou encore des moyens de fiscaliser des économies largement agricoles. Une somme considérable regroupant ces recherches est due à Newberry et Stern (Banque Mondiale, 1987).

La volonté d’appuyer l’émergence de systèmes fiscaux équitables et performants occupe aujourd’hui une place importante parmi les recommandations des acteurs du développement international, tels que l’OCDE (Partenariat de Busan pour une coopération efficace au service du développement, 2011) et l’Organisation des Nations Unies (Plan d’action d’Addis Abbeba pour le développement, 2015).

La question des déterminants du consentement à l’impôt relève d’un intérêt plus récent. Une part importante de cette littérature mobilise des grandes enquêtes sur la gouvernance (Latinobarometro, Afromabarometer), ainsi que de l’enquête mondiale sur les valeurs (World Value Survey).

Cependant, la majeure partie des travaux aujourd’hui disponible porte sur les pays d’Afrique subsaharienne (Levi & Sacks 2009, D’Arcy 2011, Ali et. Al 2014), l’Amérique latine (Daude & Melguizo 2010, Alm & Martinez-Casquez 2007), l’Europe de l’Est (Torgler 2003) et l’Inde et le Japon (Torgler 2004).

En utilisant les données du Latinobarometro (2007 et 2008), Daude et Melguizo (OCDE, 2010) ont mis à jour des corrélations statistiquement significatives entre le consentement à l’impôt et une série de déterminants socio-économiques ou d’opinions politiques.

La confiance envers les institutions, le soutien à la démocratie et la satisfaction envers les services publics (santé et éducation notamment) sont des facteurs positivement corrélés avec le consentement fiscal.[2]

Pour quatre pays d’Afrique subsaharienne, Merima Ali et al. (2014) a mis à jour des effets similaires, en utilisant les données de l’Afrobarometer (2011-2012). Dépendamment des spécificités nationales, les déterminants les plus significativement (et positivement) corrélés au consentement fiscal sont l’éducation, les services publics (avec des préférences différenciées selon les pays), la corruption et la faiblesse de l’État (notamment l’existence de groupes non-étatiques tels que des milices).

Ainsi, au Kenya, un degré de satisfaction supplémentaire (sur une échelle de 1= très mauvais à 4= très bon) vis-à-vis des infrastructures (eau, routes, ponts, environnement) est corrélé à une augmentation de 10.9 points de pourcentage (pp) de la probabilité d’être tax compliant. En Ouganda, en utilisant la même échelle, les services publics corrélés au consentement fiscal sont la sécurité (+9,2 pp) et la santé et l’éducation (6.1 pp).

Cependant, les pays et régions du monde sur lesquels portent les travaux susmentionnés se distinguent par des niveaux de démocratisation plus élevés que ceux des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, où se situe le Maroc. Dès lors, cette étude vise à identifier les facteurs socioéconomiques et d’opinions politiques associés à une attitude spécifique : le consentement à l’impôt (« tax compliance » ou « tax morale »).

2 – Les hypothèses

Quatre hypothèses sont testées ici, qui renvoient chacune à un déterminant ou à une série de déterminants du consentement fiscal, tel qu’identifiés par la littérature.

H1 : Le consentement fiscal déterminé par la peur de la sanction « Deterrence »

Selon cette hypothèse, le consentement à l’impôt est déterminé par une analyse coût/bénéfice, prenant en considération le coût de la conformité (payer les impôts dus) versus celui de la non-conformité (coût de la sanction pondérée par sa probabilité).

Selon cette hypothèse, les personnes qui perçoivent l’évasion fiscale comme “difficile” ou “très difficile” auront un niveau de consentement fiscal plus élevé. Quoique de bon sens, cette hypothèse repose également sur de nombreuses contributions théoriques (Allingham & Sandmo 1972, McKerchar & Evans 2009). Dans les quatre pays étudiés par Ali et. Al[3], cette hypothèse est vérifiée en Afrique du Sud, au Kenya, en Tanzanie. En Ouganda, la relation n’est statistiquement pas significative.

H2 : Le consentement fiscal déterminé par la légitimité « Rule of Law »

La perception de la légitimité du gouvernement est le déterminant du consentement fiscal, et du consentement face à l’autorité gouvernementale en générale (Levi et Tyler, 2009). Plusieurs études notent un rapport positif et statistiquement significatif entre le consentement fiscal et la satisfaction vis-à-vis du système démocratique (D’Arcy 2011, Daude et Melguizo 2010, Ali et al. 2014). En se basant sur les données du World Value Survey (2005), l’OCDE (2013) conclut que le plus important déterminant du consentement fiscal au niveau mondial est le « soutien à la démocratie ». 

Cependant, reprenant la définition de Ali et al. (2014), on distinguera plusieurs variables portant sur différents aspects définissant la légitimité, à savoir :

  • La confiance envers les institutions. Cette variable n’est pas statistiquement significative dans les pays couverts par Ali et al.
  • La perception de la corruption. Cette relation est significative seulement dans deux pays sur quatre.  Pour chaque degré additionnel de perception de la corruption (sur une échelle de quatre) en Afrique du sud et en Ouganda, la probabilité de conformité décroit respectivement de 5.6 pp et 3.8 pp.
  • La perception de la démocratie (dans quelle mesure le gouvernement est-il démocratique ?). Cette variable n’est pas significative dans les pays couverts par Ali et. al.

Pour les modèles 2, 3 et 4 (décrits dans la section 5), nous substituons trois variables à celle de la perception de la démocratie. Il s’agit de tester l’hypothèse démocratique mais en la liant à des indicateurs de participation politique comme marqueur de confiance vis-à-vis de la nature démocratique du système politique, plutôt qu’à une perception abstraite de la démocratie.

L’hypothèse que je formule ici est qu’un électeur actif exprime de fait une plus grande confiance vis-à-vis des institutions que celui qui privilégie la manifestation comme moyen d’expression (les deux n’étant évidemment pas incompatibles).

H3 : Le consentement fiscal en échange des services publics « Fiscale exchange »

Les répondants auront tendance à consentir davantage à l’impôt s’ils estiment que le gouvernement leur fournit des services publics de qualité en échange du paiement de leurs impôts. Il s’agit d’une approche contractuelle de la fiscalité, où le citoyen se sent en droit d’obtenir certains services parce qu’il estime les avoir payés. Empiriquement, cette hypothèse n’est pas toujours vérifiée, et porte sur des services publics différents selon les pays. Ainsi, chez Ali et al. (2014), les répondants du Kenya associent chaque degré de satisfaction vis-à-vis des infrastructures à une probabilité accrue de 10.9pp de consentement fiscal. En Afrique du Sud, il s’agira des services de base (tels que l’obtention de documents administratifs ou d’identité, 16.8 pp), tandis qu’en Ouganda, c’est en premier lieu la sécurité (+9.2 pp). Les variables que j’ai pu inclure dans cette étude sont :

  • La satisfaction vis-à-vis des services de santé et d’éducation,
  • La satisfaction vis-à-vis des infrastructures (énergie, eau, routes, ponts),
  • La satisfaction vis-à-vis de la sécurité et de la justice (soit la police et les tribunaux).

H4 : L’égalité de traitement entre les citoyens « unfair treatment »

Les répondants qui ont l’impression qu’eux-mêmes ou le groupe auquel ils appartiennent fait l’objet de discrimination de la part du gouvernement, ou sont moins bien traités par rapport à d’autres groupes, auront des attitudes négatives vis-à-vis des impôts. Cette hypothèse a été testée avec succès par D’Arcy (2011) et Ali et al (2014), dans le contexte des pays subsahariens, notamment en Afrique du Sud et en Tanzanie.  Étant donné que le Maroc a une population pluriethnique et que ce facteur a été identifié comme étant robuste, cette hypothèse sera incluse dans la recherche, en utilisant la même formulation que D’Arcy et Ali : “Combien de fois, sinon jamais, le groupe ethnique de R est-il traité injustement par le gouvernement ?”

3 – Les données disponibles sur le Maroc

Le niveau de consentement du Maroc est faible par rapport aux pays africains étudiés par Ali et al. La figure suivante indique une corrélation positive entre le niveau de richesse (logarithme du PIB par tête) et le taux de consentement « income compliance ». Le positionnement du Maroc révèle un consentement à l’impôt sur le revenu plus faible que ne le laisserait supposer son niveau de richesse par tête.

Figure 1 : Corrélation entre la richesse par tête et le niveau de consentement à l’impôt sur le revenu (Source : Merima Ali et al. 2014).

Cependant, le consentement à l’impôt sur le revenu n’est pas le seul aspect mesuré par l’Afrobarometer (2015) au Maroc. L’enquête inclut trois aspects du consentement à l’impôt :

  • Le consentement à l’impôt en tant que comportement « d’un bon citoyen dans une démocratie »[4] (appelé ici « Ideal compliance »). 
  • Le consentement à l’impôt sur le revenu[5] (« Income compliance »),
  • Le consentement au paiement pour les services fournis par l’État[5] (appelé ici « Service compliance »).

Pour chacune de ces questions, les répondants peuvent exprimer un niveau variable d’adhésion, allant de « ne pas payer est compréhensible » (attitude de non consentement) ou « ne pas payer est mal et punissable » (attitude de consentement). Pour les besoins de l’analyse et selon la méthode employée par Ali et al., ces réponses ont été transformées en variables binaires : 1 représente la seule réponse « tax compliant » (« c’est mal et punissable »), 0 représente toutes les autres réponses. De plus, pour les besoins de cette analyse, une variable a été créée qui représente la moyenne des trois attitudes précédentes (avant leur transformation en variable binaire) : « General compliance ».

Néanmoins, ue précision importante est à rappeler : ces données n’indiquent (ni ne cherchent à indiquer) si les répondants payent effectivement les impôts et taxes dont ils doivent s’acquitter. La formulation des questions vise à mesurer des attitudes, non des actions. Cette distinction est importante car elle permet d’écarter en partie la difficulté soulevée par le caractère sensible du sujet. En interrogeant les répondants sur un possible comportement de fraudeur, le risque de dissimulation est élevé. Lorsque la question n’est pas de nature incriminante, ne subsiste que le comportement de désirabilité sociale, qui est précisément ce que l’on cherche à mesurer : combien de répondants adhèrent, verbalement, à l’idée qu’il n’est pas « mal et punissable » de frauder les impôts ?

Figure 2 : Niveaux de consentement par type de définition (base : Afrobarometer 2015)

La figure 2 décrit les niveaux de consentement à l’impôt mesurés par nos trois variables, et montre une distribution du consentement selon la formulation de la question posée. Plus la question est précise, plus le niveau de consentement décroit. Ainsi, lorsqu’ils sont questionnés sur le comportement « d’un bon citoyen dans une démocratie », presque 68% des répondants ont une attitude de consentement.

Lorsqu’interrogée sur le non-paiement des services rendus par l’État, la classe modale (43% des répondants) estime que c’est « mal mais compréhensible ».  La moyenne des attitudes de consentement s’établit à 38.75% des répondants, avec d’importantes divergences régionales. La région de Guelmim-Essemara révèle les plus faibles niveaux d’attitudes de consentement fiscal (6.25%), celle de l’Oriental, le taux le plus élevé (62.5%)[8]

Figure 3 : Taux de “General compliance” par région (%)

4 – Méthodologie

L’approche retenue est celle d’une régression logistique, robuste à l’hétéroscédasticité, construite sur une variable dépendante binaire (attitude de consentement=1) et testant une série de variables d’intérêt, ainsi que de variables socio-économiques de contrôle. Je ne reprends cependant pas toutes les variables retenues par ces auteurs, pour les raisons suivantes :

  • Les questionnaires sont différents. Toutes les questions posées en 2011 ne l’ont pas été en 2015.
  • Les contextes sont différents. Par exemple, il n’existe pas de groupe armé au Maroc, qui prélève des « taxes » sur la population.
  • L’échantillon marocain étant plus petit, certaines variables où les observations sont trop manquantes doivent être abandonnées, sous peine de réduire drastiquement la taille de l’échantillon restant.  C’est le cas de la variable « Basic services » qui recouvre la satisfaction des citoyens vis-à-vis des services tels que la délivrance de documents d’identité ou d’autorisations administratives diverses.

Tous les modèles testés incluent les variables socio-économiques d’âge, de genre, de milieu de résidence (urbain/rural), de niveau d’éducation, d’emploi et d’auto-emploi.  Enfin, j’ajoute dans les modèles 2, 3 et 4 une dernière variable de contrôle qui n’existe dans aucun modèle, mais qui est importante : le fait de n’être pas assujetti à l’impôt. Au Maroc, 22% des personnes interrogées sur la difficulté de pratiquer l’évasion fiscale répondent qu’ils ne sont pas imposables. Pourtant, aucun modèle ne contrôle cette variable, il est donc utile de l’inclure.

5 – Les modèles

Quatre modèles sont estimés, yi désignera tour à tour la « income compliance » (i), la « ideal compliance » (ii), la « service compliance » (iii), et la « general compliance » (iv).

Modèle 1 : « Income compliance »

Nous étudierons la spécification suivante :

Où la variable est une variable binaire représentant le consentement à l’impôt sur le revenu de l’individu i. Les variables de contrôle sont les variables

  • Male est une variable binaire représentant le sexe du répondant (male=1) ;
  • Self-employment est une variable binaire prenant la valeur 1 si le répondant est travailleur indépendant ;
  • Employment est une variable binaire prenant la valeur 1 si le répondant a un emploi ;
  • Education est une variable continue comprise entre 0 (aucune éducation formelle) à 9 (éducation post-doctorale) ;
  • Urban est une variable binaire prenant la valeur 1 si le répondant habite en milieu urbain ;
  • No tax est une variable binaire prenant la valeur 1 si le répondant déclare ne pas être assujetti au paiement des impôts.

Quant aux hypothèses, elles sont représentées comme suit :

  • H1 est représentée par la variable binaire « deterrence », qui prend la valeur 1 si le répondant estime qu’il est difficile ou très difficile d’échapper aux impôts ;
  • H2 est représentée par les variables continues « Trust », « Corruption » et « Democracy », prenant des valeurs comprises entre 1 (pas du tout) à 4 (beaucoup) ;
  • H3 est représentée par les variables continues mesurant la satisfaction du répondant vis-à-vis des services de Health Education, Infrastructure et Security, prenant des valeurs comprises entre 1 (très mauvaise) à 4 (très bonne).
  • H4 est représentée par la variable continue Unfair treatment mesurant la fréquence perçue d’un traitement discriminatoire du répondant par le gouvernement, allant de 1 (jamais) à 4 (souvent).

Modèle 2 : « Ideal compliance »

Nous étudierons la spécification suivante :

Où les variables de contrôle et d’intérêt sont identiques au modèle 1, à l’exception de l’hypothèse H2, où la variable « Democracy » est remplacée par les variables de participation politique suivantes :

  • La variable binaire « Voted » prenant la valeur 1 si le répondant a voté aux dernières élections ;
  • La variable continue « Free vote » qui reflète à quel point le répondant s’est senti libre de voter sans ressentir de pressions ? (Échelle de 1 à 4, 4 signifiant « totalement libre ») ;
  • La variable continue « Protest » qui rend la fréquence à laquelle le répondant manifeste dans l’espace public. (Sur une échelle de fréquence où 1 signifie jamais et 4 « souvent »).

Modèle 3 : variable dépendante « Service compliance »

Nous étudierons la spécification suivante, où à l’exception du changement de variable dépendante, le modèle reste identique au modèle 2 :

Modèle 4 : variable dépendante « General compliance »

Nous étudierons la spécification suivante où, à l’exception du changement de variable dépendante, ce modèle reste identique aux modèles 2 et 3 :

6 – Résultats et discussions

Figure 4: Logistic regression with marginal effects

Premièrement, tous les modèles générés sont, globalement, statistiquement significatifs, avec des p-value inférieures au seuil de 0.05 (chi2). Dans la section qui suit, les résultats de chaque modèle sont présentés pour chaque hypothèse, en commençant par le modèle qui a le plus grand pouvoir explicatif, le modèle 3, dont le pseudo R2 le plus élevé (0.1479).

Lorsqu’approché sous l’angle du paiement des services rendus par l’État, le modèle 3 révèle que les hypothèses H2 et H3 sont vérifiées.

En termes de légitimité politique (H2), le consentement fiscal des répondants est significativement corrélé à :

  • La perception de la corruption. Pour chaque degré additionnel de perception, la probabilité du consentement décroit de 8.33 points de pourcentage (pp).
  • La perception de la liberté du vote. Pour chaque degré additionnel de perception, la probabilité du consentement s’accroit de 11.9 pp.

En termes de fourniture de services publics (H3), pour chaque degré additionnel de satisfaction en matière d’infrastructure, la probabilité d’une attitude de consentement fiscal augmente en moyenne de 9.43 pp. Cependant, la relation est inverse avec les services de santé et d’éducation (-8.19 pp).

Cela pourrait s’expliquer par le fait que les répondants se disant satisfaits ou très satisfaits par ces services[9] ne s’estiment pas éligibles au paiement de l’impôt.  

Le premier modèle de référence (se basant sur l’impôt sur le revenu et s’inspirant de Ali et al.) révèle la validation des hypothèses H1, H2 et H4.

Le traitement inégalitaire des citoyens (H4) produit l’effet marginal le plus important dans ce modèle. La probabilité de consentement à l’impôt diminue de 17.3 points de pourcentage (pp) en moyenne, et toute chose étant égale par ailleurs, lorsque la perception augmente d’un degré[10]. Cet effet est beaucoup plus important que dans les pays traités par Ali et al. où il est significatif, à savoir l’Afrique du Sud (- 5.8 pp) et la Tanzanie (-5.7 pp). 

Quand le répondant estime qu’il est difficile d’échapper à l’impôt (H1), cela se traduit par une probabilité moyenne de consentement de 7.92 pp supérieure à lorsqu’il croit que c’est facile.

Inversement, chaque unité supplémentaire en faveur d’une confiance accrue envers le gouvernement (H2) se traduit par une probabilité supérieure de 9.71 pp en moyenne.

Le modèle 2 valide l’hypothèse H2 (confiance envers les institutions et vote). Une unité additionnelle de confiance ressentie envers les institutions représente une augmentation de 11.6 pp de la probabilité de tax morale. Le vote est ici, et seulement ici, significatif. Un électeur actif a selon ce modèle une probabilité accrue de 8.18 pp d’être consentant vis-à-vis de la fiscalité.

Enfin, le quatrième modèle est le plus contraignant puisqu’il représente la moyenne de tous les aspects précédents[11]. Dans ce cas de figure, les hypothèses H2, H3 et H4 sont vérifiées, et reflètent de façon robuste les relations identifiés dans les autres modèles.  Le comportement politique des répondants est cohérent avec leur attitude vis-à-vis de l’impôt. Ceux qui ressentent le plus de liberté d’exprimer leurs votes sont également ceux qui sont les plus probablement consentants. Inversement, ceux qui manifestent le plus sont associés à de plus faibles niveaux de consentement fiscal.

Reste un effet inattendu, qui n’a pas d’équivalent dans la littérature consultée. Ainsi en est-il de l’effet de la variable de contrôle « Education », qui est négativement corrélée avec le consentement à l’impôt. L’effet marginal est faible mais significatif (- 1.92 pp).

7 – Limites et conclusions

Pourquoi les Marocains payent-ils des impôts ? Les données apportées par cette étude permettent d’avancer quelques réponses statistiques à cette question, ainsi qu’à sa symétrique : pourquoi ne les payent-ils pas ?

Les modèles testés mettent tous en évidence des aspects relevant de la légitimité politique, issue de la confiance vis-à-vis des institutions, de la perception de la corruption et du caractère démocratique du système politique. Seules les variables relevant de l’hypothèse H2 se révèlent significatives dans tous les modèles testés.

Le modèle 3, basant le consentement fiscal sur le paiement des services fournis par le gouvernement, se révèle le modèle ayant le plus grand pouvoir explicatif du consentement fiscal ainsi défini. Une hypothèse émerge de ce constant : plus la distance entre l’impôt et son usage grandit, plus le consentement s’affaiblit. Ainsi, lorsque les citoyens sont en mesure de faire le lien entre les impôts prélevés et la dépense publique, ils seraient plus enclins au consentement. Lorsqu’au contraire les dépenses publiques paraissent déconnectées de leurs attentes et de leurs perceptions, le consentement diminue. Cette hypothèse interroge le principe de la non-affectation des recettes aux dépenses. Ce principe, issu de la pratique budgétaire française et inscrit dans notre loi organique sur la loi de finances, est inconnu dans d’autres systèmes (notamment américain).

Cela dit, il convient de noter les limites de cette étude. Inspirée de la méthode appliquée par Merima Ali et al., elle comporte néanmoins de nombreuses différences, du fait des raisons suivantes :

  • La taille des échantillons impose des contraintes sévères en termes de puissance statistique. L’échantillon marocain comptait 1200 répondants, ceux de l’Afrique du Sud, du Kenya, de la Tanzanie et de l’Ouganda en comptaient le double. Le résultat est qu’il est nécessaire d’abandonner certaines variables (comme les services basiques fournis par le gouvernement).
  • Les enquêtes de l’Afrobarometer portent sur la gouvernance, et non sur la taxation en particulier. De ce fait, les questions restent à niveau assez général, qui ne renseignent pas sur la connaissance du système fiscal ou la perception de son équité, par exemple. 
  • Enfin, à travers sa politique sociale (INDH, ou subventions sur les prix), l’État a distribué des subventions, directement ou indirectement. Or, aucun jeu de données sur le Maroc n’intègre cette ligne de questionnement. Pourtant, la subvention est le pendant exact de la taxation, en cela qu’elle consiste en un transfert de l’État vers les citoyens éligibles, plutôt que l’inverse.

Enfin, il parait pertinent d’explorer davantage ce champ de recherche. Les bénéfices potentiels d’une meilleure compréhension des connaissances, des perceptions, des attitudes et des comportements en matière de fiscalité dépassent largement les coûts. Ainsi, ce type de recherches ouvre la voie à l’établissement de profil des personnes et des groupes (de métiers, de statuts, de régions), permettant de cibler le travail de l’administration fiscale en particulier et du gouvernement en général, notamment pour l’intégration de l’économie informelle.

Ces considérations ne doivent cependant pas masquer l’idée, finalement dominante de cette étude, comme de celles dont elles s’inspirent. Ce qui donne le droit à l’État de prélever l’impôt, c’est la qualité de la relation qu’il entretient avec ses citoyens.


[1] L’expression en anglais « unearned income » renvoie bien l’idée d’un revenu qui n’est pas le fruit d’un « labeur » d’Etat, mais d’une manne plus ou moins providentielle : le pétrole, une aide étrangère consistante, qui entraine moins de redevabilité auprès de sa propre population.

[3] Ali et al. utilisent une échelle de Likert pour cette variable, nous nous contentons d’une variable binaire, par manque de données.

[4] “Q26E. For each of the following actions, please tell me whether you think it is something a good citizen in a democracy should always do, never do, or do only if they choose: Pay taxes they owe to government.” Afrobarometer round 6

[5] “Q75B. I am now going to ask you about a range of different actions that some people take. For each of the following, please tell me whether you think the action is not wrong at all, wrong but understandable, or wrong and punishable: Not paying the taxes they owe on their income?” Afrobarometer round 6

[6] “Q75A. I am now going to ask you about a range of different actions that some people take. For each of the following, please tell me whether you think the action is not wrong at all, wrong but understandable, or wrong and punishable: Not paying for the services they receive from government?” Afrobarometer round 6

[7] Il s’agit de la moyenne arithmétique des trois variables continues (Ideal compliance, Income compliance et Service compliance), transformée en variable binaire, « General compliance» =1.

[8] Cette étude a été réalisée avec l’ancienne carte des régions.

[9] La distribution des taux de satisfaction pour ces services est très similaire : 29% des répondants estiment que la performance du gouvernement en matière de santé est « assez bonne » (21% pour l’éducation), et seuls 2% des Marocains interrogés se disent très satisfaits (dans les deux cas)

[10] A noter que 10% des répondants marocains estiment faire l’objet d’un traitement inégalitaire, à fréquence variable.

[11] Le mode de calcul implique qu’à moins d’être compliant sur minium deux variables sur trois, le répondant est classé non consentant, à moins que sa réponse sur l’une des autres variables soit manquante. Auquel cas, sa moyenne est calculée sur les deux variables restantes.