Convaincus que la corruption est une constante chez tous les candidats, les électeurs ont tendance à ne pas prendre en compte ce critère lors du vote. Ce qui n’est pas sans conséquences en matière de reddition des comptes.

Ces dernières années, un nombre important d’études se sont penchées sur la question de l’impunité électorale des politiciens corrompus. Les explications se sont concentrées sur le manque d’information des électeurs, ou sur leur tendance à éluder la question de la corruption pour se concentrer sur d’autres aspects de la performance des élus. Pour Nara Pavao, chercheuse en sciences politiques invitée à l’Université Fédérale de Pernambuco à Recife au Brésil, ces explications ne sont pas suffisantes.  Elle développe dans cet article un autre point de vue, en partant du cas brésilien.

La corruption est décrite dans la littérature comme une question de valence, c’est-à-dire une question autour de laquelle il existe peu de désaccord entre les élites politiques et les électeurs. Alors que sur les autres grandes questions (guerre, impôts, avortement…), la concurrence électorale se fait sur la base du positionnement des candidats, la concurrence sur une question non controversée comme la corruption réside en la capacité perçue des candidats et des partis à y faire face. De plus, la promesse des politiciens d’en finir avec la corruption ne peut être jugée comme les autres promesses de campagne. Si ces dernières peuvent être évaluées à l’aune des résultats gouvernementaux comme le taux d’inflation, taux de chômage, ou de pauvreté, ce n’est pas le cas de la corruption, qui relève moins d’un résultat que d’une manière de faire de la politique. Pratique invisible et diffuse, elle bénéficie grandement aux partis politiques et constitue bien souvent un problème systémique – ou perçu comme tel par les électeurs – qui concerne aussi bien le gouvernement que les partis d’opposition.

Pour Nara Pavao, cette impunité s’explique avant tout par le scepticisme des électeurs. Estimant que tous les politiciens sont incompétents en matière de lutte contre la corruption, ils sont moins susceptibles de prendre en compte ce critère au moment du vote. C’est cette incapacité des électeurs à différentier les candidats sur le point particulier de la corruption qui impacte l’absence de reddition des compte lors des élections.  Enfin, elle démontre que le scepticisme est plus dominant là où la corruption est répandue, générant un cercle vicieux où plus la corruption est forte, plus elle demeure impunie.

Pour parvenir à ces résultats, N. Pavao s’est appuyée d’une part, sur les comptes-rendus de 10 groupes de discussions menés au Brésil, dans les villes de Recife et de Sao Paulo, entre octobre 2012 et mai 2013, avec des électeurs de statuts socio-économiques variés. Ces discussions portaient sur les rapports qu’entretiennent les participants à la corruption en politique et leur perception de ce phénomène. Cela lui permet de comprendre l’attitude des citoyens brésiliens vis-à-vis de la classe politique, et de lier cette dernière à leurs stratégies individuelles de vote. Dans un deuxième temps, elle conduit une analyse quantitative s’appuyant sur des données de sondages électoraux et de projets de recherches conduits au Brésil, en 2010 et 2012 ; résultats qu’elle compare ensuite à ceux issus de l’étude internationale Comparative Study of Electoral System menée en 2013 dans une cinquantaine d’autres pays.

Le scepticisme des électeurs renforce l’impunité des élus

Pour N. Pavao, l’accès à l’information n’est pas le problème principal, puisque les électeurs sont bien conscients de l’omniprésence du phénomène. En effet, s’il est avéré qu’un accès à l’information adéquate des électeurs est nécessaire pour qu’ils puissent punir les politiciens corrompus lors du vote, cela n’est pas suffisant. Des études empiriques ont ainsi montré que les électeurs ne réagissaient pas forcément face à ce type d’information. Similairement, d’autres études ont montré que la corruption comme facteur de choix de vote est moins important que des facteurs économiques ou d’allégeance partisane.

L’explication qu’elle avance ici se base sur le scepticisme des électeurs. Convaincus que la corruption est une constante chez tous les candidats que le vote ne pourra modifier, ces derniers ont tendance à ne pas prendre en compte ce critère pour en privilégier d’autres. Les résultats de son analyse confirment cette hypothèse. Ainsi, les électeurs semblent incapables d’identifier un parti ou un homme politique qui puisse réellement lutter contre la corruption. Au sein des groupes de discussions, la corruption apparait unanimement comme le problème principal du système politique brésilien. Pour les participants, il est même impossible d’envisager la politique sans. Pour eux, la corruption est « naturelle », « normale » tant elle est omniprésente :

« La corruption fait partie de la nature humaine. Elle a toujours été présente et le sera toujours. »(Participant A, groupe de discussion n°2)

Pour un autre, si on ne peut pas dire que la corruption est naturelle, elle est cependant :

« Si répandue et jamais punie, que l’on se met à penser que c’est naturel. Même lorsque les politiciens sont arrêtés, ils quittent vite la prison. »(Participant B, groupe de discussion n°2)

Ce que confirment les études quantitatives. Sur la base d’un sondage, demandant aux électeurs brésiliens d’identifier le candidat le plus à même de résoudre un problème donné, les résultats montrent que plus de 30% des participants n’identifient aucun candidat capable de résoudre le problème de la corruption. Plus encore, à la question d’identifier le parti politique le plus honnête, près de 50.6% répondent « aucun ». Ne percevant pas d’alternative et emplis d’un sentiment d’impuissance, les participants choisissent de voter pour « le moins pire », d’adopter d’autres critères de vote ou de s’abstenir, alors même qu’au Brésil le vote est obligatoire, et l’abstention passible de sanctions monétaires et administratives.

Quand l’honnêteté n’est plus un critère, la corruption prospère

Nara Pavao montre ensuite que lorsque toutes les options de vote sont perçues comme inefficaces vis-à-vis de la corruption, les électeurs sont moins enclins à punir les politiciens corrompus. Elle mène pour cela une analyse sur la prépondérance du critère de vote « honnêteté des politiciens ». Pour près d’un répondant sur deux, l’honnêteté n’est pas un critère dans la mesure où aucun parti n’a de politicien honnête. Des résultats confirmés par ceux trouvés dans une cinquantaine d’autres pays. L’absence de différenciation entre les candidats a un effet sur la reddition des comptes, puisque la corruption n’est pas un critère de sanction. Les électeurs en privilégient alors d’autres, comme l’explique un participant d’un groupe de discussion :

« Je vote pour des politiciens que je connais, des politiciens qui vont faire quelque chose pour le quartier. Ils vont prendre leur part, vont voler un peu, mais au moins ils feront quelque chose, ils construiront une école »(Participant A, groupe de discussion n°8)

Enfin, N. Pavao montre que ces mécanismes sont particulièrement présents au sein de systèmes politiques où la corruption est la plus répandue. S’appuyant sur l’International Corruption Perception Index, un indice développé par Transparency international, l’auteur compare le degré de transparence de chaque pays au taux de «scepticisme» des électeurs. Cette analyse confirme que les pays avec les plus hauts taux de corruption sont aussi ceux où les électeurs ont le moins le sentiment de pouvoir changer les choses.

Les stratégies de lutte contre la corruption doivent être repensées

Prises dans leur ensemble, les trois hypothèses présentées par N. Pavao dépeignent le problème de la corruption comme faisant partie d’un cercle vicieux : la corruption généralisée favorise la perception que personne ne peut lutter contre la corruption, ce qui à son tour réduit la sanction électorale des politiciens corrompus, augmentant ainsi les incitations à plus de corruption.

A cela, elle propose plusieurs solutions, qui pourraient compléter voire remplacer les stratégies existantes. D’un, plutôt que de se concentrer uniquement sur l’exposition négative des politiciens corrompus, les ONG et médias pourraient aider les électeurs à identifier les candidats « propres » et les politiciens engagés dans lutte contre la corruption. De plus, si la reddition des comptes électorale n’est pas un outil de lutte contre la corruption, les efforts visant à endiguer la corruption gouvernementale devraient investir dans d’autres types de responsabilité, en particulier par le biais du travail d’institutions indépendantes et crédibles (organes judiciaires et de contrôle) qui possèderaient le pouvoir légitime d’appliquer des sanctions légales efficaces. En punissant efficacement la corruption, ces institutions peuvent augmenter le coût des comportements corrompus et montrer aux électeurs que la corruption n’est ni la règle en politique, ni quelque chose qu’ils doivent simplement accepter. Enfin, en confirmant la nature cyclique de la corruption en politique, cet article suggère qu’une approche « big bang » (Rothstein, 2011) de la lutte contre la corruption pourrait être plus efficace que des mesures isolées et progressives.

Le mot de Tafra

En 2017, le Maroc se trouvait à la 81ème place sur 180 pays, entre l’Inde et la Turquie, du Corruption Perception Index, un classement annuel établi par Transparency International. Son score de 40% le classe dans le groupe des pays moyennement transparents. Si le score du Maroc s’est légèrement amélioré ces trois dernières années, passant de 36% à 40%, les classements annuels de l’ONG montrent que la situation s’est dégradée au début des années 2000, avec une forte chute de son score – de 47 à 37%-, et une stagnation depuis autour de sa position actuelle.

Il faut dire que côté institutionnel, si la loi relative à la mise en place de l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPLCC – autrement appelée l’Instance) a été adoptée en 2015 (sa création étant prévue dans la Constitution de 2011), force est de constater, qu’elle n’est toujours pas opérationnelle. Comme le soulignait cet été le rapport « Scan intégrité » élaboré par l’OCDE, l’Instance était censée remplacée l’Instance Centrale de la Prévention de la Corruption (ICPC, créée en 2007). Or, sept ans après l’adoption de la Constitution et trois ans après l’adoption de la loi instituant l’Instance, son président n’a toujours pas été nommé. Aussi l’OCDE recommandait-elle la mise en œuvre du nouveau mandat de l’INPLCC et de sa loi, afin que l’Instance puisse assumer ses nouvelles fonctions.

De manière générale, Transparency Maroc critiquait en 2016 la stagnation de la lutte contre la corruption, pointant notamment du doigt le fait que le gouvernement refuse toujours de fournir les résultats détaillés des différents scrutins dans des délais raisonnables. Si les élections législatives de 2016 ont été jugées « transparentes » par le CNDH, leur tenue a toutefois été entachée de cas de fraudes, avec des vidéos et témoignages circulant sur les réseaux sociaux relatant des faits de bourrages d’urnes à Kénitra, de distribution d’argent par les candidats, ou de bureaux pris d’assauts et bloqués par certains membres de partis politiques. Ces faits ont notamment été dénoncés par le PJD. Résultat, les Marocains font de moins en moins confiance à leurs élus et au processus électoral comme le montre le faible taux de participation aux dernières élections législatives, autour de 43%. Plus récemment, en 2017, le scandale du président de la commune casablancaise de Had Soualem, chez qui la police aurait trouvé « 17 milliards de centimes » relance médiatiquement le débat sur la corruption en politique.

En savoir plus:

The Journal of Politics 2018 : 10.1086/697954