Alors que le Parlement a adopté la restauration du français pour l’enseignement des matières scientifiques aux niveaux primaire et secondaire, Angrist et Lavy ont évalué le coût économique de l’arabisation de l’enseignement intervenue dans les années 1980.

En 1983, le ministère de l’Education parachève l’arabisation, un long processus de réforme entamé deux décennies plus tôt. Dès les années 1960, le ministère s’attèle à remplacer les enseignants étrangers, généralement des Français, par des Marocains. En 1983, le même ministère remplace le français par l’arabe comme langue d’instruction aux niveaux collège et lycée. Le Maroc n’est pas seul dans cette démarche, et les voisins algérien et tunisien emboitent le pas dans les années 1990.

Arabiser l’enseignement est une décision lourde de significations, politiques et économiques. Sur le plan politique, on voit à l’époque l’usage de l’arabe comme un symbole de l’indépendance et de la souveraineté nationale. En deux mots, une volonté de se démarquer de l’ancienne puissance coloniale, la France. Arabiser l’enseignement a aussi des conséquences économiques à double tranchant. D’un côté, enseigner à des étudiants marocains en arabe devrait leur permettre d’apprendre plus efficacement et d’acquérir ainsi plus rapidement des compétences essentielles pour intégrer le marché du travail. D’un autre côté, ces mêmes étudiants, formés en arabe, auront à s’intégrer dans un système économique dominé par la langue française.

Quelles ont été les conséquences économiques de l’arabisation ? C’est la question que se sont posée Joshua Angrist et Victor Lavy, alors économistes au MIT et à la Hebrew University, dans une étude publiée en 1997. Plus précisément, les auteurs tentent d’estimer le retour sur investissement de l’éducation, avant et après l’arabisation. En d’autres termes, combien rapporte une année passée à l’école en termes de salaire ?

Aller au collège après l’arabisation rapporte moins

Pour estimer l’impact économique de l’arabisation, Angrist et Lavy comparent les salaires des dernières générations avant l’arabisation à ceux des premières générations après l’arabisation. Pour ce faire, ils s’appuient sur deux enquêtes emploi : les vagues 1990 et 1991 de l’enquête annuelle de l’emploi conduite par la Direction de la Statistique (le futur HCP), qui comprend un total de près de 7000 actifs urbains, ainsi que l’enquête niveau de vie et alphabétisation de 1991, conduite par la Direction de la Statistique avec l’appui technique de la Banque Mondiale. Cette enquête comprend plus de 1000 sujets urbains et ruraux, et inclut des tests standardisés de compétences en français, arabe et mathématiques, permettant de voir l’impact de l’arabisation sur les compétences scolaires.

A première vue, le problème est simple. Depuis l’indépendance, l’arabe est la langue d’instruction primaire. Les étudiants entrés au collège avant 1983 ont fait toute leur éducation secondaire en français. Ceux entrés après 1983 ont fait toute leur éducation secondaire en arabe. Ainsi, les jeunes âgés de moins de 21 ans en 1991 ont été affectés par l’arabisation. Ceux âgés de plus de 21 ans – les « vieux » – ne l’ont pas été.

Les auteurs comparent d’abord les salaires des « vieux » qui sont allés au collège, à ceux qui sont restés au collège. Avant l’arabisation, accéder au collège équivaut à presque tripler son salaire. Ils font ensuite le même exercice pour les « jeunes ». Après l’arabisation, accéder au collège n’augmente le salaire que de 14%. Il semblerait donc que l’arabisation ait diminué l’impact du collège sur le salaire de près de 60%.

Si cette approche simple est facile à comprendre et donne des résultats alarmants (l’arabisation diminue de près de 60% les bénéfices salariaux d’aller au collège), elle est aussi peu rigoureuse. Les « vieux » sont différents des « jeunes » à plus d’un titre. Ils n’ont pas connu l’arabisation, mais en 1991, ils ont aussi une expérience professionnelle plus longue (dans l’échantillon, certains de ces « vieux » ont déjà 45 ans), ce qui se traduit par des salaires plus élevés. Les auteurs comparent les salaires d’une classe d’âge à l’autre pour évaluer combien une année d’expérience professionnelle supplémentaire augmente le salaire et corriger ainsi la première estimation. En prenant en compte l’effet de l’expérience, Angrist et Lavy arrivent à une estimation bien plus conservatrice : l’arabisation aurait plutôt diminué les bénéfices d’aller au collège sur le salaire de 20 à 30%.

Un problème demeure : l’arabisation a peut-être changé la manière dont on accède au marché du travail. Peut-être que les « jeunes » ont davantage accédé au marché du travail que les « vieux », et parmi ces « jeunes », les éléments les moins compétents ? L’impact sur le salaire serait alors dû à ces jeunes moins compétents, plutôt qu’à l’arabisation elle-même. Mais les enquêtes se focalisant sur les personnes actives, on ne peut quantifier cet effet. Un élément rassure : entre les « jeunes » et les « vieux », la part de l’emploi salarié (par rapport aux entrepreneurs) reste la même. Il est donc moins probable que les dynamiques d’accès à l’emploi aient fondamentalement changé.

En réduisant les compétences en français, l’arabisation a moins rapporté aux élèves

Angrist et Lavy se penchent ensuite sur les résultats aux tests de compétences en français, en arabe et en mathématiques.  Ils comparent encore, parmi les « jeunes » et parmi les « vieux », ceux qui ont, ou pas, accédé au collège en examinent cette fois ces tests de compétences, en lieu et place du salaire. Alors que l’arabisation a largement réduit les bénéfices du collège sur les compétences en français des élèves, les auteurs montrent que sa maitrise demeure pourtant, devant l’arabe et les mathématiques, la compétence qui a l’impact le plus important sur le salaire.

Les auteurs montrent aussi – ce qui est plus surprenant –, que l’arabisation a non seulement réduit l’impact du collège sur les compétences en français, mais aussi sur celles en arabe et en mathématiques. Il est possible que l’impact de l’arabisation sur ces deux dernières compétences découle d’une baisse de la compétence des professeurs, ou encore de la massification de l’accès au collège : après l’arabisation, le ministère de l’Education a facilité l’accès au collège et réduit le nombre de redoublements. Des élèves moins compétents qu’auparavant apprennent moins bien.

Le mot de Tafra

Evaluer statistiquement l’impact d’une réforme à l’échelle nationale telle que l’arabisation est un exercice difficile. Ces réformes ont un impact sur le temps long – ici, les six ans séparant l’entrée au collège des premières générations affectées par l’arabisation de leur entrée sur le marché du travail –, sont généralement accompagnées d’une série d’autres mesures, comme la massification de l’éducation qui a eu lieu dans la même période. Malgré les précautions méthodologiques prises par Angrist et Lavy, en l’absence d’expérimentation, l’on ne peut attribuer à la seule arabisation le déclin des bénéfices liés à l’accès au salaire et la baisse des compétences en français de manière catégorique. S’ils sont bien présents, ces coûts ont certainement été augmentés par le contexte de massification de l’éducation et la baisse de compétence des professeurs.

Les auteurs nous montrent cependant que l’arabisation a eu un coût important. Elle a réduit de 20 à 30% les bénéfices d’aller au collège sur le salaire, et ce, parce que cette politique a pénalisé l’apprentissage d’une compétence essentielle sur le marché du travail : la maîtrise de la langue française. L’arabisation s’est en outre accompagnée d’une baisse généralisée de la performance du système éducatif, très largement liée à la massification de l’éducation.

Quelles leçons tirer du passé alors que le Parlement a adopté la restauration du français pour l’enseignement des matières scientifiques aux niveaux primaire et secondaire ? D’abord, que toute réforme a un coût d’ajustement. Bien sûr, il n’y a pas que l’économie dans la vie, et affirmer la souveraineté nationale à travers la langue d’enseignement ne relève pas d’une logique économique. Ces bénéfices politiques doivent cependant être évalués à l’aune des coûts économiques.

L’arabisation a eu un coût, tout comme la francisation de l’éducation au lendemain de la colonisation. La re-francisation (partielle) de l’éducation aura elle aussi un coût. Le Maroc d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier, et les défis posés par une éventuelle re-francisation de l’éducation sont sensiblement différents de ceux que posaient l’arabisation. L’éducation a été largement massifiée, alors que plus de 96.8% d’une classe d’âge accède désormais à l’éducation primaire (en 2017), contre 56.1% en 1980. Le coût d’ajustement sera moindre, vu que le Maroc n’aura pas à conduire deux chantiers en même temps. Néanmoins, une étude récente montre que les professeurs n’ont pas les compétences requises pour enseigner le français (ou l’arabe) au niveau primaire. Si elle a bien lieu, cette réforme devra impérativement mitiger les coûts de transition en prenant les mesures d’accompagnement nécessaires en termes de formation des enseignants et de soutien scolaire pour l’apprentissage du français.

Pour en savoir plus

Journal of Labor Economics, 1997.
https://www.jstor.org/stable/2535401