Introduction
Théories du complot, débats médicaux, pénurie de masques, fermeture des frontières et des écoles… Si le contexte du siècle dernier n’est pas comparable à celui que nous vivons, la riposte à la pandémie de Covid-19 ressemble à bien des égards aux réponses apportées à la grippe de 1918.
Parmi les questions urgentes que suscite la pandémie que nous vivons, celle de l’effet sur l’économie, des décisions de santé publique prises pour y remédier. Dans une telle situation, on imagine l’intérêt que peut représenter l’approche historique, notamment si les leçons tirées d’une pandémie passée permettent d’atténuer les incertitudes nées de la crise actuelle.
Dans un working paper, document de recherche éventuellement voué à être soumis à une revue scientifique, les chercheurs Sergio Correia (Réserve Fédérale des Etats-Unis), Stephan Luck (Federal Reserve Bank of New York) et Emil Verner (MIT Sloan School of Management) étudient les effets de la pandémie de grippe de 1918 sur l’activité économique aux Etats-Unis, ainsi que celles des interventions non pharmaceutiques (INP) — dans lesquelles s’inscrivent notamment les mesures de distanciation sociale, de confinement ou encore le port obligatoire d’un masque — qui en ont résulté. Leurs analyses se concentrent sur les INP mises en place dans plusieurs villes (entre 43 et 66) et Etats (30) américains afin de lutter contre la propagation du virus.
Quelles ont été les conséquences économiques d’une pandémie de grippe ? Et quels ont été les coûts et les avantages économiques des interventions non pharmaceutiques ? S’intéresser à celles-ci d’un point de vue économique est crucial, puisqu’en théorie, leur mise en place peut déboucher sur deux effets contradictoires : d’un côté, les INP pourraient conduire à une aggravation des difficultés économiques liées à la pandémie, puisqu’elles découragent – voire interdisent – la population de travailler et de consommer. Mais, de l’autre, elles pourraient aussi assurer une forme de continuité des activités économiques, en garantissant des conditions de travail et d’achat plus sécuritaires aux employés et aux consommateurs, les incitant alors à continuer à travailler et consommer.
En utilisant des données provenant de plusieurs organismes américains, dont le Centre de Contrôles des maladies pour les données sur la mortalité de la grippe et le Bureau du recensement pour les données sur l’activité économique à l’échelle locale, les chercheurs évaluent d’abord l’impact économique de la pandémie, en comparant le niveau d’activité économique post-grippe entre les villes les plus et les moins touchées. Ils évaluent ensuite l’impact des INP sur la reprise de l’activité économique, en comparant le niveau de celle-ci dans des villes ayant instauré des INP plus ou moins agressives (c’est-à-dire plus ou moins tôt, et/ou plus ou moins restrictives).
L’effet de la pandémie de grippe sur l’activité économique
En utilisant les variations géographiques de la mortalité au cours de la pandémie de grippe de 1918 aux États-Unis, les auteurs constatent que les zones les plus exposées au virus connaissent un déclin marqué et persistant de l’activité économique.
Les régions les plus gravement touchées connaissent un déclin plus élevé de l’emploi et de la production dans le secteur manufacturier, que les régions les moins touchées. Plus précisément, les estimations indiquent que l’augmentation de la mortalité due à la pandémie de 1918 (par rapport aux niveaux de mortalité de 1917) a eu pour effet une baisse de 23% de l’emploi dans le secteur manufacturier, et une réduction de la production manufacturière de l’ordre de 18%.
En ce qui concerne la consommation de biens durables, la tendance est similaire. Ainsi, les Etats qui connaissent la mortalité la plus élevée voient le nombre de véhicules immatriculés (indice permettant de mesurer la consommation de biens durables) décliner suite à la pandémie. Cela suggère, en 1919 et 1920, une chute des dépenses dédiées aux véhicules automobiles dans les Etats les plus touchés, qui révèle que la pandémie a fait baisser la demande locale de biens durables.
Les zones exposées connaissent également une hausse des frais bancaires, qui sont le reflet d’une augmentation des défaillances des entreprises et des ménages. On y constate également une diminution des actifs bancaires, conséquence notamment d’une réduction de la demande de crédit du fait de la baisse de l’activité réelle.
Ces tendances sont conformes à l’idée que les pandémies dépriment l’activité économique en ayant un effet à la fois sur l’offre et la demande, c’est-à-dire grosso modo sur les entreprises et les ménages.
Il est par ailleurs important de noter que la baisse de l’activité économique est persistante pour les zones les plus touchées. Celles-ci restent en déclin jusqu’en 1923, contrairement aux zones les moins touchées, qui commencent à se rétablir dès la fin de l’épidémie, en 1919.
L’effet des INP sur l’activité économique locale
Comme évoqué plus tôt, les effets économiques des INP pourraient en théorie être positifs ou négatifs. Aussi, les INP conduisent à une diminution des interactions sociales, et donc à une diminution de l’activité économique reposant sur ces dernières. Toutefois, en cas de pandémie, l’activité économique aurait in fine été réduite, même en l’absence de telles mesures. Cherchant à éviter la contamination, les ménages auraient réduit leur offre de main-d’œuvre, ce qui les aurait conduit à diminuer leur consommation – du fait d’une baisse de revenus et d’une distanciation des magasins, notamment.
Mais les INP permettraient aussi d’atténuer l’aggravation des perturbations économiques liées à pandémie. En réduisant la propagation du virus, elles permettraient de réduire les risques de contamination, sur le lieu de travail ou encore dans les magasins. Davantage de personnes sont alors incitées à continuer à exercer leur activité professionnelle, ou alors à consommer, et l’économie toute entière en bénéficie.
Pour évaluer le rôle joué par les INP, il faut d’abord pouvoir les confronter. Or une politique de port obligatoire de masques, par exemple, est difficilement comparable à une politique de confinement. Les auteurs comparent alors différentes INP en utilisant deux critères : (1) la rapidité avec laquelle une INP a été mise en œuvre, que les auteurs calculent en comptant le nombre de jours qui se sont écoulés entre le moment où le taux de mortalité d’une ville a atteint, du fait de la grippe, le double de son niveau habituel, et le jour où la mairie a décidé d’implémenter des INP et (2) la sévérité d’une INP, que les auteurs évaluent en fonction de la durée pendant laquelle les mesures ont été appliquées : plus elle se prolonge, plus l’INP est qualifiée de sévère.
Les auteurs constatent ainsi que les villes ayant mis en place des INP plus tôt et de manière plus sévère, ont connu un développement économique plus rapide après la fin de la pandémie. Cela s’est notamment traduit par une augmentation de l’emploi dans l’industrie manufacturière. Plus précisément, dans une ville donnée, réagir 10 jours plus tôt à l’arrivée de la pandémie augmenterait l’emploi manufacturier d’environ 5% dans la période qui suit la pandémie. De même, la mise en œuvre d’INP pendant 50 jours supplémentaires augmenterait l’emploi dans le secteur manufacturier, après la pandémie, de 6,5%.
En ce qui concerne le secteur bancaire, la tendance est similaire. Une réaction plus rapide et une mise en œuvre plus longue des INP au niveau local sont toutes deux associées à une plus grande croissance des actifs bancaires locaux entre 1918 et 1919.
Ce résultat montre que lors de l’épidémie de grippe dite espagnole de 1918, les INP n’ont pas seulement réduit la mortalité ; elles ont aussi atténué les conséquences économiques négatives d’une pandémie. Ainsi, les villes qui sont intervenues plus tôt et de manière plus sévère connaissent, entre autres, une augmentation relative de l’emploi et de la production dans le secteur manufacturier dès 1919, soit dès la fin de la pandémie.
Conséquences économiques de la grippe et des INP : une représentation synthétique
Cette figure montre le rapport entre la mortalité due à la grippe de 1918 et la croissance de l’emploi dans le secteur manufacturier entre les années 1914 et 1919.
Une mortalité plus élevée pendant la grippe de 1918 est associée à une croissance économique plus faible entre 1914 et 1919. Les villes ayant connu la mortalité la plus élevée (partie droite de la figure) sont globalement celles qui ont connu une faible hausse de l’emploi manufacturier, voire quasi-nulle (partie inférieure de la figure).
Pour ce qui est de l’effet propre des INP, la figure divise les villes en deux catégories : celles où elles sont en place longtemps (points verts) et celles où elles sont déployées moins longtemps (points rouges). Les villes qui ont instauré des INP sur la durée ont tendance à être regroupées dans la région supérieure gauche (faible mortalité, forte croissance), tandis que les villes avec des INP plus courtes sont regroupées dans la région inférieure droite (forte mortalité, faible croissance).
Cela suggère que les INP jouent un rôle dans l’atténuation de la mortalité, sans pour autant réduire l’activité économique. En fait, les villes ayant des INP plus longues connaissent une croissance plus rapide à moyen terme.
Conclusion
Dans l’ensemble, les conclusions de l’étude suggèrent que les INP peuvent avoir des mérites économiques, au-delà de la simple réduction de la mortalité.
A l’échelle locale, les INP peuvent atténuer les brusques perturbations de l’activité économique dues à la pandémie. Par conséquent, la mise en œuvre rapide d’INP correctement proportionnées (en termes de durée et de sévérité) contribuerait autant à aplatir la courbe de la mortalité, qu’à réduire, à terme, l’accroissement des difficultés économiques. Et cela, indépendamment de la mise en place de mesures traditionnelles de politique économique (action sur les impôts, sur la dépense publique, etc.).
Ainsi, il faudrait davantage considérer les bénéfices économiques ultérieurs qu’elles peuvent potentiellement apporter, plutôt que de se borner à souligner leur coût économique élevé au moment de l’épidémie. Ceci plaide en faveur d’un changement de perspective à l’égard des INP, notamment lorsqu’elles sont mises en place de manière précoce et qu’elles se démarquent par leur sévérité.
A cet égard, certaines tendances suggèrent que les résultats de cet article pourraient être mis en parallèle avec l’épidémie de Covid-19. Les premiers pays à avoir mis en œuvre des INP, comme Taïwan et Singapour, n’auraient pas seulement limité la croissance de l’infection. Il semblerait qu’ils aient également atténué les perturbations économiques causées par la pandémie de coronavirus.
Néanmoins, les auteurs soulignent qu’on ne peut déduire directement de l’analyse de l’épidémie de 1918 des constats identiques pour la crise du Covid-19. L’attention portée à l’épidémie de 1918 aux Etats-Unis est seulement un moyen d’éclairer avec davantage de rigueur les effets macroéconomiques potentiels de la pandémie actuelle.
Le mot de Tafra
A l’instar des villes et états américains ayant mis en place des INP sévères et précoces et qui ont connu un développement économique plus rapide après la fin de la pandémie grippale de 1918, le Maroc s’appuie fortement, comme nous l’écrivions dans un précédent billet, sur des mesures strictes d’interventions non-pharmaceutiques pour contrer la transmission du Covid-19 au sein de sa population (état d’urgence sanitaire, fermeture des frontières, port du masque obligatoire, etc.).
Tirer les leçons du passé à travers l’expérience américaine face à la grippe de 1918, reviendrait à dire que bien que coûteuses, les stratégies de réponses fondées sur des INP aux mesures drastiques, comme celle appliquée au Maroc, permettraient d’éviter des coûts bien plus importants par la suite. Et que certaines de ces interventions non-pharmaceutiques gagneraient à être maintenues après le confinement, afin non seulement de réduire le risque sanitaire, mais aussi d’atténuer l’impact économique négatif de la pandémie.
Référence:
Pandemics Depress the Economy, Public Health Interventions Do Not: Evidence from the 1918 Flu
Sergio Correia, Stephan Luck, and Emil Verner
This draft: March 30, 2020; First draft: March 26, 2020
DOI: 10.2139/ssrn.3561560