TRAITEMENT
“Il n’y a pas de traitement à ce stade, encore moins la chloroquine. Le seul qu’on connaisse, c’est la dexaméthasone pour les états graves.
(…) Il y a un consensus épidémiologique : la chloroquine, ça ne marche pas.
Le débat va maintenant aller sur la prophylaxie (…).Quand bien même il y aurait un effet prophylactique, qu’est-ce que cela veut dire dans les faits ? Est-ce que vous allez la donner à des millions de personnes sans suivi pour éviter l’infection? Et quel est le bilan bénéfices-coûts ? En réduisant l’infection de 20 personnes mais en créant de la mortalité par exemple cardiotoxique (surtout en combinaison avec l’azithromycine), ou des problèmes gastro-intestinaux à des milliers de personnes, est ce que ça vaut le coup ? Pour moi c’est non.”
LE VRAI DU FAUX
“L’autre jour à la tv, quelqu’un disait que le Maroc a le plus faible taux de létalité ou l’un des plus faibles au monde. C’est totalement faux. (…) J’estime qu’on est à 800.000 à 900.000 contaminations depuis le départ. On est au minimum à 400.000 et au maximum à 1,5 million de cas cumulés. Quant aux cas actifs, c’est 0,2 à 0,9% de la population [70.000- à 300.000 cas actifs en moyenne].”
Dans certains pays, on “fait baisser le taux de mortalité en améliorant la détection des cas. Même le CFR, case fatality ratio (nombre de décès divisé par nombre de cas détectés). En Angleterre, il a été divisé par deux depuis le mois de mars. Au Maroc, on est stable à 1,8% et aux alentours, depuis avril-mai. Ce 1,8 % est faux même pour un CFR. (…) En réalité, le taux de létalité marocain est de 0,2% à 0,5%, pas plus”.
CONSTAT ET (MANQUE DE) DATA
“On est sorti du confinement sans un vrai contrôle de la transmission et cela à cause de l’absence de datas. Avec mes collègues de Tafra, on avait adressé une lettre au HCP, pour demander des données. On voulait créer un score de risque basé sur les conditions sanitaires de la population et les conditions socio-démographiques. Cela aurait nécessité une petite semaine de travail et cela aurait aidé grandement à identifier des stratégies locales et optimales pour pouvoir limiter la propagation du virus et ses conséquences. En combinant avec des données épidémiologiques de comorbidité, on aurait pu avoir une stratégie intelligente peu coûteuse.
Le Maroc a effectué 2,5 millions de tests pour l’instant. Qu’a-t-il obtenu comme informations de ces tests à part le nombre de cas positifs ? Il n’y a même pas de rapport sur qui contamine qui, qui meurt et de quoi, etc. ( …) S’il y a des données, elles sont gardées au chaud. On ne peut même pas confronter plusieurs modèles ou des résultats différents”.
“Au Maroc, on est à 24.000 tests/jour. On ne teste pas pour avoir le nombre de cas mais pour limiter la transmission, identifier les chaînes, les casser. La bonne stratégie, c’est tester, tracer, isoler. Le Maroc n’a pas de traceurs, des personnes formées spécialement à tracer les contacts, les contaminations, les chaînes de transmission. On aurait pu former 10.000 traceurs c’est très facile, deux jours de formation en ligne suffisent. Les candidats n’auraient pas manqué : étudiants en médecine, étudiants infirmiers, personnels de centres d’appels… Nous aurions eu une petite armée de traceurs, pour cette épidémie et pour l’avenir. Ce sont les b.a.-ba de la santé publique pour contrer les maladies infectieuses”.
“Qui transmet le plus, qui infecte le plus, qui risque le plus de se retrouver dans un état grave ?… Ce sont ceux qu’il faudra vacciner les premiers. On sait par exemple que la comorbidité avec l’hypertension, le diabète par exemple, sont des facteurs de risque. Mais connaît-on les diabétiques pour les vacciner en premier ? Tous les diabétiques savent-ils eux-mêmes qu’ils ont cette maladie chronique ? Il faudra avoir une idée sur le niveau de contamination des populations de manière pointue. (…) Quand on a cette information, on adapte sa campagne de vaccination de manière optimale.
(…) Si l’on vaccine d’une manière aléatoire, on perd de l’argent, du temps et de l’efficacité, et donc des vies. Et il n’est pas sûr que l’on stoppe l’épidémie. C’est là où l’on se rend compte de l’importance d’avoir de la donnée open pour les chercheurs. Il faut faire des enquêtes de prévalence dans plusieurs villes. C’est maintenant que ça se prépare… il serait déjà un bon premier pas si le ministère communique, comme les autres pays, chaque jour sur la distribution par âge, genre etc., des hospitalisations et des décès”.
VACCIN(S)
“Il n’y aura pas assez de doses de vaccin pour tout le monde, ni au Maroc ni ailleurs. (…) Le gros défi, c’est comment le distribuer, quels seront les groupes prioritaires, comment organiser cette campagne, comment mettre en place des systèmes d’information pour suivre qui est vacciné et qui ne l’est pas, car nous n’aurons pas les moyens, du moins au départ, de vacciner toute la population…”
Se faire vacciner contre la grippe, “pour supprimer les confusions, les doutes entre Covid-19 et grippe. Et c’est une bonne stratégie dans l’absolu pour éviter la surcharge hospitalière”.
“Ce qui m’inquiète le plus, c’est de savoir si les essais cliniques courants comportent suffisamment d’individus à risques, personnes âgées, avec comorbidité… Si ces catégories ne sont pas suffisamment représentées, on n’aura pas une très bonne idée sur les répercussions”.
DÉPLOIEMENT
“La campagne de vaccination sera un projet inégalé dans l’histoire de la santé publique, et il faudra s’y préparer”.
“Pour les stratégies de déploiement du vaccin, il y a deux choix : soit on duplique ce qui se fait ailleurs, en l’adaptant ; soit on s’est déjà préparé. Et ça, c’est maintenant qu’il faut le faire et on est probablement en retard. Se préparer signifie se donner les moyens de savoir qui doit être vacciné en premier, quelles sont les catégories de population qu’il faudra cibler et comment le faire”.
“Pour la stratégie de vaccination, il faut avoir des enquêtes épidémiologiques pour connaître la situation sur le terrain, en ayant analysé toutes les données marocaines”.
DÉFIS ET TRANSITIONS
“Nous sommes dans une crise, il faut l’exploiter pour sortir avec des solutions à long terme.
Par exemple : le ministère de la Santé a évoqué une enquête de séroprévalence de 6 millions de personnes. Voici une proposition : qu’il nous fasse seulement 1 million de tests, répartis sur une dizaine d’enquêtes séquentielles (disons toutes les 3 semaines) et ce sera très bien pour maîtriser l’évolution et connaître l’état des lieux d’ici la vaccination.
Pour le reste de l’argent économisé des 5 millions de tests restants : je propose de constituer une biobanque représentative de la population marocaine (…) C’est un programme de recherche pour des centaines de doctorants et professeurs pour les 30 ans à venir. Et cela, pour un prix de revient modique.”
“Le Maroc n’a pas une seule cohorte prospective nationale. Comment établir des politiques de santé publique quand on n’a pas d’enquêtes prospectives, un suivi de la situation alimentaire, de la situation environnementale, la situation sanitaire etc. ?”
“Le plus gros défi, c’est qu’on a entamé une transition épidémiologique depuis un moment, des maladies infectieuses comme celle-ci, vers les maladies chroniques, Alzheimer, obésité, diabète, hypertension, santé mentale, troubles de comportement, etc. (…) Nous avons besoin d’une structure indépendante, par exemple une agence nationale de la santé publique, avec des antennes régionales (…) Il faut avoir des économistes de la santé, des épidémiologistes, des experts en environnement, des biologistes, des biostatisticiens, des experts dans les politiques de santé et ces gens-là ne sont pas des médecins. La médecine aussi bien sûr est indispensable, mais c’est une partie du puzzle de la santé publique”.
“Au Maroc, nous n’avons pas une culture de débat scientifique libre. Nous avons une culture de cooptation et surtout de déférence, il faut une action urgente en faveur de la liberté de débat au Maroc (…). On ne contredit pas les gens puissants, un chef de département ou un ministre. Des gens sont plus audibles que d’autres, juste parce qu’ils ont un poste ( …). Il faut séparer la science de l’exercice politique”.
“Le Maroc est très loin dans le domaine des sciences de la santé ou même biomédicales, et ça sera le cas pour un moment si les choses restent ainsi (…). Ce sont des choses qui peuvent se corriger facilement s’il y a une volonté, notamment le point le plus immédiat, celui de la liberté d’expression, qu’elle soit scientifique ou non”.
“La santé publique n’est pas une discipline, c’est un ensemble de problèmes qui font appel à beaucoup de disciplines”.
“L’université doit devenir le noyau, le pivot du développement du pays”.
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Youssef Oulhote est enseignant-chercheur à l’Université du Massachusetts et à l’École de Santé Publique de l’Université de Harvard, et membre du board de Tafra.