En observant, Ă la maniĂšre dâun ethnographe, les processus Ă lâĆuvre dans une circonscription casablancaise lors des communales de 2009, Mounia Bennani-ChraĂŻbi, professeure de science politique Ă lâUniversitĂ© de Lausanne, montre comment une partie de la gauche marocaine, confrontĂ©e Ă la dĂ©fection militante et Ă la dĂ©monĂ©tisation de son discours, cherche Ă ajuster son offre politique en empruntant aux partis de notables, des « recettes gagnantes ».
Quâil sâagisse du choix des tĂȘtes de listes, des colistiers ou des agents Ă©lectoraux, des logiques marchandes et clientĂ©listes qui dĂ©coulent de ces choix ou encore de la maniĂšre de sâadresser aux Ă©lecteurs, la ligne de partage entre « partis de militants » et « partis de notables », observĂ©e jusquâen 2002, tend Ă se brouiller en 2009.
Pour Mounia Bennani-ChraĂŻbi, une des explications rĂ©siderait dans un mouvement de fond : lâinversion du cens Ă©lectoral. Au 19eme siĂšcle, le cens correspondait en France au seuil dâimposition conditionnant le droit de vote et lâĂ©ligibilitĂ© des citoyens, dans le cadre dâun suffrage dit censitaire, oĂč seuls les plus riches pouvaient voter. En faisant ici rĂ©fĂ©rence Ă une inversion du cens Ă©lectoral, Mounia Bennani-ChraĂŻbi veut dire que les plus dotĂ©s culturellement et matĂ©riellement semblent cĂ©der la place aux plus dominĂ©s, y compris au niveau des candidatures ; bien plus, ces dominĂ©s exigent de se faire « payer » pour figurer sur une liste Ă©lectorale.
Depuis 1993, Mounia Bennani-ChraĂŻbi observe les campagnes Ă©lectorales de plusieurs partis politiques marocains, pour lâessentiel Ă Casablanca. En 2009, dans le cadre de son Ă©tude de terrain, elle a suivi de prĂšs lâun des trois arrondissements de lâune des huit prĂ©fectures de la capitale Ă©conomique ; une vingtaine de formations politiques y Ă©taient en lice. Elle a observĂ© quelques sĂ©quences des campagnes Ă©lectorales menĂ©es dans lâarrondissement par lâIstiqlal et le PJD tout en se focalisant sur les listes « ordinaire » et « additionnelle » de lâUSFP. Elle a rĂ©alisĂ© une trentaine dâentretiens approfondis avec des candidats, des agents Ă©lectoraux et lâĂ©lue sortante ; elle a Ă©galement assistĂ© Ă six rĂ©unions Ă©lectorales organisĂ©es par les candidats de lâUSFP avec des groupes de rĂ©sidents dans une villa, des bidonvilles et dans une zone dâhabitat populaire rĂ©glementĂ©. Elle a par ailleurs participĂ© Ă plusieurs marches, porte-Ă -porte, Ă une sĂ©ance de formation des observateurs et des veillĂ©es dans les locaux de campagne. Enfin, elle a revu certains de ses interlocuteurs un mois aprĂšs le scrutin.
Marché électoral, contraintes et mutations
Lors des communales de 2003, le taux de participation est dâenviron 30% dans la circonscription observĂ©e et les catĂ©gories populaires, qui ne reprĂ©sentent que 25% de cette population, sont estimĂ©s Ă 60% des votants. Dans ce contexte, la conversion des candidats de lâUSFP Ă la politique pragmatique se traduit par un changement de cible Ă©lectorale et par lâadoption dâune stratĂ©gie susceptible de mobiliser le vote des zones populaires, bastions des partis de notables. Ce qui a des consĂ©quences sur les critĂšres de constitution de listes, le type et lâampleur des ressources dĂ©ployĂ©es, le profil des agents Ă©lectoraux et la nature de lâoffre Ă©lectorale.
Pour sâajuster au nouveau dĂ©coupage Ă©lectoral (issu de la rĂ©forme du code Ă©lectoral de 2008), une nouvelle section locale de lâUSFP est crĂ©Ă©e Ă la veille des Ă©lections dans la circonscription observĂ©e. Lâenjeu est dâautant plus important que dorĂ©navant, la dĂ©signation des tĂȘtes de liste « ordinaire » et « additionnelle » relĂšve de la compĂ©tence du bureau de section et non plus du bureau politique du parti. Or, les militants de la section vont choisir comme tĂȘte de la liste ordinaire, le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du bureau de section, un homme dâaffaires ayant adhĂ©rĂ© Ă lâUSFP en 1978 mais quâils connaissent peu, contrairement Ă lâĂ©lue sortante. Comment expliquer un tel choix ?
La plupart des membres du bureau se sont faits Ă lâidĂ©e que les Ă©lections nĂ©cessitaient dĂ©sormais des ressources financiĂšres beaucoup plus importantes et que lâĂ©lue sortante ne pourrait pas gagner de nouveaux siĂšges en faisant une campagne de mĂȘme nature que celle de 2003. A lâinstar de ce militant, une partie dâentre eux semble avoir intĂ©riorisĂ© les contraintes du nouveau marchĂ© Ă©lectoral :
En tant quâenseignant, je sais peut-ĂȘtre parler, je peux ĂȘtre efficace dans un comitĂ© culturel, mais je me suis rendu compte Ă quel point il fallait des compĂ©tences bien particuliĂšres pour gĂ©rer une commune. Personnellement, je nây connais rien en matiĂšre de contrats avec les entreprises.
DâaprĂšs ses dires, lâhomme dâaffaires aurait aspirĂ© Ă gĂ©rer la campagne comme une entreprise, en faisant appel Ă ses compĂ©tences dâadministrateur, soucieux « dâefficacité », de « professionnalisme » et de « rentabilité ».
De son cĂŽtĂ©, le profil de la tĂȘte de liste « additionnelle », qui sâest prĂ©sentĂ©e comme consultante juridique, Ă©claire Ă un deuxiĂšme niveau les dynamiques Ă lâĆuvre. Son entrĂ©e Ă lâUSFP en 2003 au moment oĂč le parti mĂšne une politique « dâouverture », illustre le parcours des acteurs qui ont tentĂ© de reconvertir leurs capitaux associatifs sur la scĂšne Ă©lectorale et partisane. Au cours de la campagne, elle a ainsi privilĂ©giĂ© le registre associatif aussi bien sur le plan discursif quâau niveau des rĂ©seaux mobilisĂ©s.
Des maniĂšres dâĂȘtre et de faire qui ont largement pesĂ© sur les critĂšres sous-tendant la composition du reste des listes.
Aller au peuple Ă travers le peuple
En 2003, la liste prĂ©sentĂ©e par lâUSFP dans la circonscription Ă©tudiĂ©e est composĂ©e de militants du parti. Or, lâexamen des listes « ordinaire » et « additionnelle » de 2009 laissent apparaĂźtre deux inflexions.
La premiĂšre rĂ©side dans une apparente inversion du cens Ă©lectoral, en lien avec la forte reprĂ©sentation des acteurs socialement dominĂ©s du point de vue du sexe, de lâĂąge, des capitaux scolaires et de la position socio-professionnelle. Ainsi les deux listes cumulĂ©es comportent 8 femmes et 9 hommes, la moyenne dâĂąge est de 37 ans, avec 10 candidats ĂągĂ©s de moins de 35 ans, 4 quadra et 4 quinqua. Sur le plan socio-professionnel, 7 personnes sont diplĂŽmĂ©es du supĂ©rieur et ont des professions tant lucratives que valorisĂ©es socialement. Inversement, les 10 autres candidats sont faiblement dotĂ©s en capitaux scolaires ; en moyenne, ils ont arrĂȘtĂ© leurs Ă©tudes avant la fin du collĂšge, voire du lycĂ©e. Ils sont pour la plupart ouvriers-artisans ou sans emploi.
La seconde inflexion rĂ©side dans la valorisation de la « reprĂ©sentativitĂ© sociale et territoriale » au dĂ©triment des capitaux militants. Sur les 17 candidats des 2 listes cumulĂ©es, 6 sont des adhĂ©rents de lâUSFP (dont 5 sont membres de la section locale) ; tous les autres (11) nâont aucune appartenance partisane au moment de lâenquĂȘte. Le candidat, tĂȘte de la liste « ordinaire » affirme les avoir presque tous choisis en fonction de leur rĂ©putation dans le quartier. A lâinstar des candidats des partis de notables, il a demandĂ© Ă ses relations de lui trouver des wlad ad-derb, considĂ©rĂ©s comme des « leader dâopinion », dans plusieurs bidonvilles et quartiers populaires, rĂ©servoirs habituels en voix des partis de notables.
En 2009, ces « enfants du quartier » ne sont plus de simples agents Ă©lectoraux mais peuvent « faire carriĂšre » et figurer sur des listes Ă©lectorales lors des scrutins locaux, non seulement dans les partis de notables mais Ă©galement dans les partis de militants. Dans la mesure oĂč ce ne sont pas des adhĂ©rents du parti, quâils ne comptent pas nĂ©cessairement y adhĂ©rer et quâils sont classĂ©s en position inĂ©ligible, ils nĂ©gocient leur prĂ©sence sur les listes et leur investissement dans la campagne contre des biens divisibles.
En 2009, ces « apolitisĂ©s », dont la principale ressource est la popularitĂ© quâils revendiquent, constituent prĂšs des 2/3 des candidats des 2 listes USFP. Ils se distinguent par des savoir-faire, des savoir-vivre et savoir ĂȘtre. Ainsi, mĂȘme sans emploi, une infirmiĂšre de formation est en mesure de rendre des services dans un bidonville en lâabsence de couverture sociale gĂ©nĂ©ralisĂ©e. En situation dâurgence et en lâabsence de lignes de bus, un chauffeur de taxi peut sauver des vies en mettant sa voiture de location Ă dispositionâŠ
Mais les patrons recherchent aussi leurs compĂ©tences pratiques : ĂȘtre en mesure dâidentifier en amont les « agents populaires » ou dotĂ©s dâune expĂ©rience Ă©lectorale ; savoir « organiser », « encadrer » au cours de la mobilisation, connaĂźtre les rĂ©seaux de sociabilitĂ© dominants et les catĂ©gories qui font lâĂ©lection. A cĂŽtĂ© de la maitrise des techniques spĂ©cialisĂ©es du moment Ă©lectoral, les « enfants du quartier » manifestent une capacitĂ© Ă monter en gĂ©nĂ©ralitĂ© dans la formulation des problĂšmes de leur environnement, dans lâĂ©valuation des dysfonctionnements de campagne et dans lâĂ©laboration de stratĂ©gies Ă©lectorales.
Des « apolitisés » pour battre le rappel des troupes
DĂ©fection militante, insertion dans les listes dâ« enfants du quartier » sans attache avec le parti, et ambition poursuivie par la tĂȘte de liste de dĂ©ployer un nombre suffisant dâagents, en vue dâun maillage des secteurs populaires, ont logiquement conduit Ă une mutation au niveau des profils des agents Ă©lectoraux.
En 2003, lâessentiel des agents de la mobilisation Ă©tait des militants, des sympathisants, des amis et des membres de la famille bĂ©nĂ©voles ; ils formaient un groupe dâune cinquantaine de personnes, dont certains ont apportĂ© Ă titre personnel des contributions matĂ©rielles au dĂ©roulement de la campagne. En 2009, prĂšs de trois cents personnes sont rĂ©tribuĂ©es, avec pour mission de mobiliser des voix lĂ oĂč elles disposent dâun ancrage social. Par consĂ©quent, ce sont des acteurs habituellement considĂ©rĂ©s par les militants comme « apolitisĂ©s » qui ont portĂ© les couleurs de lâUSFP.
Ainsi, lors des communales de 2009, la rĂ©munĂ©ration des agents Ă©lectoraux tend Ă se routiniser, y compris dans dâanciens partis de militants ; lâinsertion des « enfants du quartier » dans la liste ordinaire impose un alignement relatif sur le « marché » et un glissement de salarisation des agents Ă celle dâune partie des candidats ; enfin, en lâabsence de ferveur militante, plus la relation de clientĂšle et les espĂ©rances de rĂ©forme sont incertaines, plus les rĂ©tributions immĂ©diates sont requises.
Pour en savoir plus :
Politix, 2016. DOIÂ : 10.3917/pox.113.0141