Est-il plus simple de faire adopter une loi dans un régime autoritaire qu’en démocratie ?

Les blocages législatifs sont souvent considérés comme spécifiques aux régimes démocratiques, du fait du degré de divisions au sein du gouvernement, de la position idéologique des différents acteurs ou encore de la présence d’acteur avec droit de véto.  Ces freins et mécanismes institutionnels étant souvent absents des systèmes autoritaires, de nombreux observateurs idéalisent “l’efficacité autoritaire” et le dynamisme des régimes autocratiques en matière de législation et de mise en place de politiques publiques.

Les régimes autoritaires sont bien souvent perçus comme échappant à ces blocages : l’opposition y est faible, les dirigeants ont la capacité, en temps de crise ou pour faire passer une loi « en force », « d’ignorer » les opinions dissidentes, de même que les décisions venant de la hiérarchie rencontrent généralement une faible opposition. Sans compter que dans nombre de régimes autoritaires, les systèmes législatifs sont absents ou servent simplement de décorum.

Rory Truex, professeur de science politique et de relations internationales à l’Université de Princeton aux Etats-Unis, démontre dans cet article que même les régimes autoritaires connaissent des impasses ou des blocages législatifs. Si la plupart des études sur le sujet reposent sur le nombre de lois importantes adoptées au cours d’une période, R. Truex se base sur le nombre d’années nécessaires à l’adoption d’une loi et si ce délai correspond à ce qui était initialement prévu dans le plan législatif. Il observe ainsi qu’en Chine, régime autoritaire à parti unique, près de la moitié des lois considérées comme prioritaires (48 %) n’ont pas été adoptées dans le délai de 5 ans prévu dans les plans législatifs, tandis que pour 12 % d’entre elles, il a fallu attendre plus de dix ans.

Deux caractéristiques principales des régimes autoritaires permettent d’appréhender ces données. D’une part, les dirigeants autoritaires n’ont pas à faire face à des “veto players” institutionnels mais ils sont confrontés à d’autres contraintes sous la forme d’acteurs clés au sein de la coalition au pouvoir. D’autre part, les citoyens de régimes autoritaires peuvent avoir un impact important sur les processus législatifs. Non à travers le vote, mais par la menace d’une révolution ou de mouvements sociaux susceptibles de déstabiliser le régime. Ce qui incite ce dernier à être particulièrement réactif aux griefs exprimés par les citoyens et y répondre.  

L’hypothèse de l’auteur est que les résultats du processus d’élaboration de la loi sont le reflet d’un équilibre auquel les dirigeants autoritaires doivent parvenir, entre les intérêts des parties prenantes au sein de la coalition au pouvoir et ceux des citoyens lorsqu’ils se montrent attentifs à un sujet.

Depuis une vingtaine d’années, le pouvoir législatif en Chine est réparti entre l’Assemblée populaire nationale, le Conseil d’État et les administrations locales, ce qui entraîne un chevauchement de responsabilités pour un processus souvent complexe. Pour étayer son hypothèse, R. Truex mène, à partir de l’étude de trois lois, une analyse qualitative couplée d’une analyse quantitative. La première, la « China’s Food Safety law » concerne la sécurité sanitaire des aliments adoptée en 2009, et constitue son étude de cas principale. Il la compare ensuite à deux lois secondaires : la « Special Equipment Safety Law », sur la sécurité des équipements spéciaux promulguée en 2013, enfin la « Legislation Law », adoptée en 2000 et qui oblige le Comité des affaires législatives à rendre public les détails des processus législatifs.  Pour chacune de ces lois, le degré de divisions au sein de la coalition gouvernementale était d’intensité variée, tout comme l’intérêt de l’opinion publique, ce qui permet à l’auteur de tester ses hypothèses.

Il existe bien entendu d’autres déterminants de la performance législative. Parmi eux, le degré de complexité de la loi, la qualité et l’expérience des législateurs chargés de la rédaction ou le calendrier politique. Ces facteurs ont leur importance, mais il s’agit ici d’étudier un compromis politique particulier, celui entre les dirigeants autoritaires au sein de la coalition gouvernementale et les citoyens.

Légiférer, ou négocier entre élites dirigeantes

Dans un régime autoritaire, les dirigeants s’appuient sur le soutien d’un ensemble d’élites pour gouverner. Contrairement aux régimes démocratiques, il est préférable de considérer la relation entre le(s) dirigeant(s) et la coalition au pouvoir comme consultative. Ainsi, les préférences de certaines parties prenantes sont importantes mais non-déterministes, le(s) dirigeant(s) pouvant choisir d’écarter les membres les plus faibles de la coalition pour atteindre un objectif législatif. Aussi, le processus législatif constitue-t-il un moment particulièrement intense de négociations entre ces différentes parties prenantes.

En Chine, on compte une multiplicité d’acteurs ayant prise sur le processus législatif. Sont impliqués les différents organes du comité central du Parti Communiste Chinois, les membres de son bureau politique (politburo), les principales unités bureaucratiques (ministères, agences, Congrès national du peuple, Conseil d’État, Parquet populaire suprême etc.), les entreprises publiques et entreprises principales du pays, l’Armée populaire de libération, mais encore les diverses autorités au niveau provincial et local. Selon le projet de loi, ces multiples acteurs peuvent s’allier ou être en concurrence.

Le processus législatif en Chine est caractérisé par une négociation constante entre élites dirigeantes et parties prenantes. Le projet de loi est d’abord inscrit sur l’agenda et soumis à délibération. Puis les différentes parties prenantes établissent un consensus inter-institution. Pendant cette phase, des comités examinent les différentes propositions et les « poids lourds » du parti ont une influence plus grande sur les résultats.  C’est à cette étape que les blocages et retards apparaissent les plus probables. Le Conseil d’Etat (ou le Congrès national du peuple) rend ensuite public le brouillon du projet de loi afin de recueillir les commentaires du public, avant qu’il ne soit soumis au vote au sein de ces institutions. Enfin, une fois adoptées, les lois sont promulguées par le Conseil d’État ou le ministère concerné.

De nombreux retards législatifs

En recueillant les données concernant près de 113 lois, 43 révisions et 199 amendements adoptés par l’Assemblée populaire nationale ou le Comité permanent de l’Assemblée populaire nationale de Chine entre 1993 et mars 2017, R. Truex établit le nombre d’années nécessaires pour l’adoption de chaque projet de loi.

Son analyse montre qu’en dépit d’un système autoritaire à parti unique, seuls 73% des lois, révisions et amendements identifiés comme prioritaires ont été adoptés. Parmi les lois « prioritaires » adoptées, le nombre moyen d’années s’établit à 3,58. Cependant, environ 12 % des lois prioritaires adoptées ont nécessité plus d’une dizaine d’années. Similairement, 48 % de toutes les lois, amendements ou révisions n’ont pas été adoptés au cours des cinq ans de la législature, ce qui démontre l’importance des retards ou blocages au sein du processus législatif chinois.

Les divisions internes, un frein à l’adoption de lois

La loi sur la sécurité sanitaire des aliments, adoptée en 2009 met en lumière l’importance des facteurs de divisons internes dans les blocages législatifs. L’idée de loi émerge en 2004, mais il faudra attendre 3 ans pour qu’un premier projet ne voie le jour. Son objectif est d’établir un système de rappel des produits frelatés et d’imposer des amendes aux entreprises non respectueuses des normes sanitaires.

Dès le début, le processus de rédaction souffre des conflits internes et de la concurrence territoriale entre les différents ministères impliqués dans la réglementation alimentaire et sanitaire. Près de 17 unités bureaucratiques différentes sont en concurrence, de même que cinq grandes agences (« les cinq dragons »). Ces unités ont tendance à vouloir garder jalousement leur pouvoir de juridiction afin de percevoir les droits de licence et les amendes pour soutenir leurs budgets. De plus, chaque partie prenante s’appuie sur une législation de référence propre ce qui complique davantage la tâche. Cette division au sein de la coalition dirigeante est à l’origine d’importants retards et blocages, jusqu’à l’émergence d’un scandale sanitaire d’ampleur qui va susciter la colère du public et accélérer soudainement le processus. 

La peur de troubles sociaux, moteur de l’action

En 2008, le scandale du lait contaminé éclate. Il apparait que certains lots de lait de consommation courante et de lait infantile produits en Chine contiennent de la mélamine, toxique, afin de les faire apparaître plus riches en protéines. De plus des lots impropres à la consommation achetés aux deux-tiers du cours ont été maquillés en lots répondants aux normes sanitaires. Conséquences : 50 000 enfants sont hospitalisés et 6 en meurent. Ce scandale sanitaire soulève l’inquiétude et l’indignation du public qui se met à s’intéresser à la sécurité alimentaire. Ce qui a eu deux conséquences directes sur le processus d’élaboration de la loi. La colère des citoyens a donné aux législateurs un sentiment d’urgence tout en les obligeant à renforcer le contenu de la loi, en tenant compte des lacunes mises à jour par l’affaire du lait contaminé. En février 2009, quelques mois après l’apparition du scandale, la loi est promulguée. Ce cas suggère que de tels changements n’auraient été possibles en l’absence de l’attention du public. Le scandale et la menace de troubles populaires ont contribué à briser l’impasse bureaucratique et ont permis l’adoption rapide d’une loi plus adaptée.

Ceci confirme la deuxième hypothèse, selon laquelle l’opinion publique influe sur le processus législatif lorsque les thématiques font l’objet d’une attention accrue de sa part. Ce que renforce l’analyse des deux autres cas. La « legislation law », « loi sur la législation », adoptée en 2000, divise fortement la coalition au pouvoir car elle touche un grand nombre d’intervenants puissants, sans que cela ne suscite un quelconque intérêt des citoyens. Conséquence : le processus va durer près de 7 ans, nécessitant 8 ébauches différentes pour une loi jugée incomplète et insuffisante.

En revanche, la « Special Equipment Safety Law », « loi sur la sécurité des équipements spéciaux », promulguée en 2013 rencontre un large consensus au sein des coalitions gouvernementales et une très grande attention du public suite à plusieurs accidents médiatisés. Résultat : le processus législatif est achevé en une année et aboutit à une loi claire et compréhensible.  

Une tendance généralisée

Au-delà des cas d’études sollicités ici, la validité des hypothèses est vérifiée par une analyse à grande échelle des lois adoptées en Chine, au plan des processus de rédaction et des éléments relatifs aux négociations internes. Un travail rendu possible grâce à l’adoption de la loi sur la législation qui oblige le Comité des affaires législatives à rendre public les détails des processus législatifs.

L’analyse de régression de R. Truex suggère que plus il y a d’intervenants organisationnels impliqués, plus le temps passé dans les rouages législatifs sont longs. Dans le cas des lois qui ne comportent qu’une seule organisation identifiable, aucune n’a accusé de retard tandis que les lois comptant quatre parties prenantes ou plus ont connu un retard estimé à 40 %. Similairement, plusieurs autres projets de lois (sur la faillite des entreprises, sur les entreprises industrielles appartenant à l’État, sur l’aménagement du territoire), ayant suscité des luttes internes fortes, ont connu d’importants blocages.

Conclusion

Cette étude modifie la manière dont sont perçus les processus législatifs en contexte autoritaire. Premièrement, elle montre que les dictatures ne peuvent pas adopter des textes de lois comme bon leur semble, comme cela est généralement supposé. Deuxièmement, elle met en lumière la capacité des régimes autoritaires à être consultatifs et réceptifs, notamment lorsque l’opinion publique menace de déstabiliser le système. Enfin, malgré les idées préconçues, elle démontre que les citoyens de régimes autoritaires peuvent avoir un impact important sur les processus législatifs.

En savoir plus :

Comparative Political Studies, 2018 DOI : 10.1177/0010414018758766