Les printemps arabes de 2011 illustrent les effets variables de la répression sur la protestation. A première vue, la répression est utile : lorsque l’appareil coercitif (l’armée ou la police) ne soutient pas le régime, il tombe (comme en Tunisie ou en Egypte), et lorsqu’il se range du côté du régime, celui-ci se maintient (comme au Bahreïn).
Pourtant, les cas de la Syrie et du Maroc montrent que la répression peut être contreproductive. En Syrie, l’arrestation et la torture d’écoliers, auteurs de graffitis ont déclenché des manifestations en mars 2011. Les forces de sécurité ont pris des mesures de répression, ont tiré sur plusieurs manifestants non armés et les ont tués, déclenchant un cycle croissant de résistance et de répression. Au Maroc, le roi a été félicité pour avoir évité une répression sévère ; il a fait des concessions rapides bien que minimales, associées à une répression légère et sélective.
A travers l’étude du Mouvement du 20-Février (M-20), Adria K. Lawrence, professeur de sciences politiques à l’université Johns Hopkins, cherche à comprendre ce qui pousse certains individus à prendre le risque de protester malgré des menaces de répression, c’est-à-dire à prendre des risques personnels élevés alors que les perspectives de succès sont faibles ; tout comme elle cherche à comprendre l’impact de la répression sur la protestation.
Pour répondre à ces questions, elle a choisi de cibler les instigateurs du mouvement, personnes cruciales s’il en est dans le déclenchement des manifestations dans les régimes autoritaires. S’ils sont dissuadés d’agir, il est en effet peu probable qu’il y ait des manifestations de masse.
Adria K. Lawrence a ainsi mené un travail de terrain, principalement à Rabat, de septembre 2011 à mars 2012 où elle a réalisé plus de 50 entretiens avec des leaders du mouvement et a participé à des discussions en ligne avec des militants et des non-participants aux manifestations.
Ces personnes ont ensuite participé à la conception et à la distribution d’un sondage sur Facebook, de façon à augmenter la visibilité et la fiabilité de l’enquête : parce qu’un lien diffusé par un ami semble moins suspect que lorsqu’il est diffusé par la publicité. Le sondage était disponible en ligne de juin à septembre 2012 et a abouti à 160 questionnaires remplis. Tout comme les entrevues qualitatives, le but de ce sondage était de comparer les instigateurs du mouvement à d’autres personnes qui leur ressemblent de près, et non de procéder à un échantillonnage aléatoire dans la population.
L’ensemble des données recueillies montre que l’activisme se transmet d’une génération à l’autre : les instigateurs du M-20 viennent souvent de familles ayant précédemment souffert aux mains du régime.
Les résultats attestent également que la répression peut prolonger le soutien au mouvement social. Ainsi en est-il de la répression pendant le 20-Février qui a renforcé le soutien aux futures manifestations parmi les personnes ayant des liens sociaux avec les instigateurs.
Un historique familial de répression pousse les instigateurs à l’engagement militant puis à l’action collective
Lorsque les manifestations ont commencé en Tunisie, de nombreux instigateurs marocains avaient déjà discuté des problèmes économiques et de l’exercice du pouvoir par le régime sur une page Facebook, “Les jeunes discutent avec le roi “. Ces participants, ainsi que plusieurs organisations, ont organisé un sit-in pour exprimer leur solidarité avec le peuple tunisien. Dans une vidéo de recrutement, des Marocains de divers horizons ont expliqué pourquoi ils allaient agir le 20 février. La vidéo est devenue virale sur YouTube au point que le jour J, des Marocains ont manifesté dans plus de 50 villes du pays. Manifestations qui ne vont cesser de s’amplifier au cours des mois suivants pour atteindre leur apogée en avril 2011, lorsque 110 villes marocaines seront concernées.
Face à ces protestations de masse, l’Etat réagit en trois étapes : il tente d’abord de minimiser l’ampleur de la mobilisation en dénonçant les organisateurs dans les media publics et en refusant d’autoriser les manifestations…qu’il tolèrera cependant. La contestation ne faiblissant pas, le Roi fait part, dans un deuxième temps, de sa volonté de répondre aux demandes des manifestants et annonce le 9 mars, un projet de réforme constitutionnelle. Enfin, à partir de mai 2011, les manifestants sont durement réprimés au cours des protestations et sont, au cours des mois suivants, harcelés par des soutiens du régime. Plusieurs leaders seront arrêtés, certains condamnés à des peines de prison pour avoir critiqué la police et l’État.
Adria Lawrence a interviewé certains de ces instigateurs et montre que la plupart d’entre eux viennent de familles qui ont déjà souffert du régime en raison de leurs activités politiques, ce qui a influencé leur décision de militer avant l’apparition du Mouvement. Tous les répondants décrivent un sentiment d’obligation de “faire quelque chose ” qui les a poussés à rejoindre des organisations défendant des causes spécifiques, comme l’amazigh, les droits des femmes et les droits des prisonniers. Organisations qui contestaient déjà le statu quo avant que les événements de Tunisie et d’Egypte n’offrent une occasion propice pour une manifestation de masse. La plupart des instigateurs venaient ainsi d’organisations naissantes, qui se sont regroupées dans le M-20 après le succès de la première manifestation. Meriam, par exemple, a vu son père arrêté au début des années 1970. A sa mort il y a quatre ans, elle affirme que ” c’était à mon tour de reprendre le combat » puis rejoint le MALI (mouvement alternatif des libertés individuelles), un groupe de défense des droits des femmes et des homosexuels avant de devenir un membre clé du M-20.
L’adhésion à ces organisations a créé des liens avec d’autres militants et une base organisationnelle à partir de laquelle planifier et lancer des manifestations de masse lorsque la Révolution tunisienne a fourni une occasion. Ils sont passés d’un type d’action collective moins risqué à un type d’action collective plus risqué, un changement qui peut être plus facile que de passer de l’inaction à l’action.
Comparer les entretiens des leaders à ceux des participants occasionnels et des non-participants montre que les premiers n’étaient pas plus favorables au changement que les autres, mais qu’ils étaient plus impliqués dans la mobilisation en raison de leurs expériences politiques familiales. En effet, les participants occasionnels et les non-participants apparaissent tout aussi d’accord avec les objectifs du Mouvement que les leaders. En revanche, ils ne comptent aucun prisonnier politique dans leurs familles et n’appartiennent à aucune organisation politique. Kamal, 24 ans, a participé avec des amis à quelques manifestations en 2011, mais n’appartient à aucune organisation. Il soutient la démocratisation et considère la protestation comme un outil potentiellement efficace, mais il dit : ” J’y vais quand je peux. J’ai d’autres choses à faire.”
Les données de sondages recueillies sur Facebook confirment ces deux intuitions. Les instigateurs du M-20 avaient une expérience préalable dans l’action collective : 83 % de ceux qui avaient le plus haut niveau de participation (plus de 5 manifestations en 2011) avaient déjà participé à des manifestations. Ils avaient également tendance à appartenir à des organisations telles que le M-20, les syndicats ou d’autres ONG. Ils étaient aussi plus susceptibles d’avoir un antécédent familial de répression : 45 des 155 répondants (29 %) ont ainsi répondu par l’affirmative (un pourcentage élevé par rapport à celui de la population générale). Tandis que 40 % de ceux qui ont participé à plus de cinq manifestations avaient des antécédents familiaux de répression, contre 14 % de ceux qui n’y ont pas participé.
L’enquête quantitative amène aussi une nuance importante : ce sont les expériences de la répression qui comptent dans la famille, et non celles de l’activisme en général. Ceux dont les parents étaient militants n’étaient pas plus susceptibles de participer que ceux dont les parents ne l’étaient pas. Seuls ceux dont les parents avaient souffert à cause de leurs activités politiques sont surreprésentés parmi les manifestants.
La répression renforce le soutien au mouvement
La répression peut constituer un facteur de démobilisation. Certains non-participants interviewés ont d’ailleurs cité la peur de la répression comme principale raison de leur non-implication dans les activités du mouvement. Mais Lawrence montre que celle-ci peut également être contreproductive pour le régime et encourager la protestation.
Pour tester l’effet de la répression sur la mobilisation, la chercheuse a assigné les répondants au sondage à trois groupes de traitement et à un groupe témoin. Chacun des groupes de traitement a reçu l’une des trois informations suivantes : le recours du régime à la violence, sa tolérance vis-à-vis des manifestations, et ses concessions. Le groupe témoin, en revanche, n’a reçu aucune information. Une fois les informations reçues, les répondants de chaque groupe devaient se prononcer sur leur soutien ou non à de futures manifestations.
Si les trois groupes ont exprimé un taux de soutien à la poursuite des manifestations plus élevé que le groupe témoin, les résultats ne sont statistiquement significatifs que pour le groupe « répression ». Des données supplémentaires aident à expliquer les raisons derrière ce résultat. Les quatre groupes ont été appelés à répondre à une question sur l’état de la démocratie au Maroc. La majorité des membres du groupe témoin n’ont signalé aucun changement au niveau de la démocratie, tout comme 40 % de ceux qui ont été informés sur la tolérance du régime à l’égard des protestations. De leur côté, 61 % des répondants du groupe concession ont même déclaré que l’état de la démocratie s’était amélioré. Alors que les membres du groupe répression ont été les plus nombreux à juger que l’état de la démocratie s’était dégradé.
La répression constitue donc un motif de mobilisation. Elle n’incite peut-être pas les non-participants à descendre dans la rue, mais elle peut accroître leur volonté de devenir politiquement actifs, ouvrant la voie à une participation aux futures manifestations. Les leaders des mouvements sociaux sont conscients que la répression peut attirer du soutien et de la sympathie à leur cause. C’est pour cela qu’ils n’hésitent pas à communiquer sur les violences du régime.
Conclusion
Ces résultats ont d’importantes répercussions sur la compréhension de l’action collective et l’activisme des leaders. Ils aident à faire le lien entre les épisodes de protestation passés, présents et futurs et suggèrent que la répression peut avoir des conséquences à court et long terme. Ainsi, des décennies de violations des droits de l’homme peuvent motiver les générations futures à affronter un régime, même si la plupart des gens ne veulent pas le faire. A l’instar des leaders du 20-Février dont un nombre substantiel de parents immédiats avaient été des prisonniers politiques. Cette expérience les a incités à s’engager dans la politique avant le printemps arabe ; à son arrivée, ils étaient prêts à le diriger. Les exemples ne s’arrêtent pas au Maroc. D’éminents activistes du printemps arabe dans d’autres pays venaient également de familles ayant des antécédents d’emprisonnement pour activisme politique – par exemple, Alaa Abd El Fatah en Égypte, Lina Ben Mhenni en Tunisie et Zainab Al-Khawaja à Bahrain.
Deuxièmement, la répression a un effet sur le deuxième cercle, ceux qui sont proches des instigateurs. Lorsqu’ils sont informés de la répression policière, ceux-ci augmentent leur soutien aux actions protestataires. Une leçon importante en raison du rôle que jouent les réseaux sociaux dans les manifestations de masse depuis le Printemps Arabe.
Des résultats qui interrogent l’impact de la répression du Hirak du Rif à long terme.
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British Journal of Political Science, 2016.
DOI: 10.1017/S0007123415000733